Mobilité : à la recherche de la mesure perdue

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A première vue, la boussole, la poudre à canon et le chemin de fer n’ont pas grand-chose en commun. Un deuxième regard le montre : Toutes ces inventions et découvertes ont eu un impact décisif sur notre histoire européenne. Elles ont marqué le début d’une nouvelle étape couronnée de succès. Du moins pour une partie de l’humanité. Mais en chemin, nous avons perdu quelque chose : l’étalon d’une mobilité saine.

La mobilité n’est pas une invention de l’époque moderne. Ainsi, l’Empire romain permettait une mobilité inédite à l’intérieur de ses frontières grâce à ses routes fortifiées. Les forces armées romaines pouvaient partir de Rome et atteindre Jérusalem en suivant la côte en 22 jours environ1 . Elles parcouraient ainsi plus de 3400 km. On peut aussi penser à ce que l’on a appelé plus tard la migration des peuples germaniques entre le 2e et le 6e siècle. Des fédérations entières de peuples se sont alors déplacées pendant plusieurs siècles : Ils ont été déplacés ou ont été contraints de prendre la fuite.

Il est frappant de constater que les exemples bibliques de mobilité ont généralement une connotation positive. Abraham a été invité à se mettre en route « vers le pays que je te montrerai ». Le peuple d’Israël s’est mis en route vers la terre promise. L’ordre de mission du Nouveau Testament est lié à l’invitation à y aller. Enfin, le ciel est souvent compris comme un lieu lointain dans l’au-delà où l’on se rend2 .

Bref, être mobile n’est pas une invention de notre époque. Toutefois, les possibilités de le faire sont aujourd’hui devenues presque illimitées. C’est pourquoi la question de savoir comment nous gérons ces possibilités illimitées de mobilité se pose avec plus d’acuité que jamais. La réponse dépend de l’échelle à laquelle nous nous plaçons. C’est pourquoi je ne souhaite pas remettre en question la mobilité en tant que telle, mais plutôt la ligne directrice avec laquelle nous l’évaluons. Pour cela, un regard sur l’histoire nous aide.

Boussole, poudre à canon et nouvelle vision du monde

La boussole utilisée par les marins a marqué le début d’une nouvelle ère technique : elle est le symbole du passage de la fin du Moyen Âge aux temps modernes. Les navires naviguant sur les mers pouvaient désormais atteindre leur destination lointaine malgré les tempêtes. C’est à cette époque qu’a eu lieu la grande découverte d’un monde que nous n’avions pas encore exploré : Christophe Colomb voulait aller aux Indes et a rencontré l’Amérique, Vasco de Gama a trouvé la voie maritime vers les Indes quelques années plus tard. Ces nouvelles possibilités de mobilité ont permis aux uns de faire de gros butins, tandis que les autochtones étaient exploités sans pouvoir revendiquer leur continent.

La poudre à canon, autre grande découverte de l’époque, a permis de créer des armes plus efficaces. Avec l’imprimerie et la lunette astronomique, elle fait partie des grandes découvertes du 15e siècle3.  La poudre à canon a changé la position de la chevalerie médiévale et a marqué le début d’une transformation sociale, tandis que l’imprimerie et surtout la lunette astronomique ont marqué un tournant dans la vision du monde de l’époque.

Mais l’impact du nouveau paradigme philosophique depuis le 14e siècle, qui a rendu les sciences naturelles possibles par la suite, a probablement été encore plus fort que ces découvertes techniques du 15e siècle. Il est fort probable que ce nouveau mode de pensée ait ouvert la voie aux grandes découvertes qui ont été associées plus tard aux noms de Nicolas Copernic (1473-1543), Johannes Kepler (1571-1630), Galileo Galilei (1594-1641), mais aussi à Isaac Newton (1643-1727) : Ils ont tous, à leur manière, scellé la percée de la vision scientifique du monde. A l’époque moderne, l’homme, ses possibilités techniques et les connaissances scientifiques étaient désormais au premier plan. Une vision du monde qui nous caractérise encore aujourd’hui4. .

Tout marche comme sur des roulettes !

Le principal moteur de l’industrialisation naissante était la machine à vapeur. On pouvait désormais gagner beaucoup d’argent dans l’industrie, d’abord en Angleterre à la fin du 18e siècle, puis dans d’autres pays européens au début du 19e siècle. Cela a changé toute la vie sociale. Des usines ont été construites et le travail manuel a été remplacé par des machines ; le chômage et la pauvreté ont évolué au même rythme que la croissance des villes. Dans le domaine de la mobilité, c’est surtout le chemin de fer qui a ouvert de nouvelles possibilités. Il était très important pour le transport du charbon et du fer, mais il nécessitait lui-même une grande quantité de fer pour sa fabrication. Grâce aux nouvelles possibilités de mobilité, les prix des marchandises ont pu être réduits, ce qui a stimulé la production.

Le chemin de fer a toutefois été développé en tenant compte de l’industrie et de ses possibilités de production. L’idée de loisirs, de vacances et de voyages à travers le monde était encore impensable à l’époque. Seuls quelques individus, comme Alexander von Humboldt, partaient à la découverte du monde et de ses nouvelles possibilités. L’homme du commun restait fidèle à sa terre. Ou bien il était désormais lié à l’usine du capitaliste au sommet, si toutefois il trouvait encore du travail et pouvait ainsi survivre sur place.

La mobilité s’est également développée sous le signe du nouveau paradigme scientifique : l’ancien monde devait être dépassé par le progrès. Parallèlement et malgré tout entremêlée, la liberté de l’individu est devenue de plus en plus centrale, du moins dans un premier temps au sein de l’élite des nouveaux riches. Aujourd’hui, nous le savons avec le recul : Le réchauffement climatique a fortement augmenté avec l’industrialisation. Parallèlement, les nouvelles possibilités techniques et l’autonomie de l’homme ont acquis une valeur quasi religieuse, y compris au sein de la population en général.

Trouver la bonne mesure

Est-ce condamnable ou non ? La réponse à cette question dépend de l’échelle avec laquelle nous mesurons. Quelle possibilité de mobilité est normale pour nous ? Le pôle opposé de l’état normal, qui est peut-être loin d’être bon, serait l’état anormal. Notre mobilité relève-t-elle donc davantage de la normalité ou de l’anormalité ?

Ce que nous pouvons dire : Comme toujours, le progrès est considéré comme un atout. Toutefois, ce ne sont plus aujourd’hui de nouveaux continents qu’il s’agit d’ouvrir, mais de nouvelles planètes5 . Pour que l’échelle habituelle de la mobilité puisse continuer à être maintenue sans conscience, la voiture à essence est peu à peu remplacée par la voiture électrique. Parallèlement, les ventes de voitures lourdes augmentent, comme si la création était une machine remplaçable6 . Bref, la mobilité est restée, elle est même devenue plus luxueuse, plus différenciée et a encore augmenté. Compte tenu de l’énorme destruction de la nature depuis l’industrialisation, la question se pose aujourd’hui de savoir s’il existe des solutions pour sortir de ce schéma. « Grâce » à l’industrie, des régions entières et des eaux sont devenues inutilisables, de nombreuses personnes ont perdu leur emploi7 .

Dans cette situation, les Églises proposent-elles des réponses alternatives ou donnent-elles simplement un vernis théologique à la problématique ? Reprennent-elles même la philosophie sous-jacente et bricolent-elles le paradigme de la croissance ecclésiale à partir du progrès humain ?

Les Eglises feraient bien de s’appuyer sur leur riche tradition biblique et ecclésiale et de se remettre en question, mais aussi de remettre en question la société. Il ne s’agit pas d’idéaliser le monde passé, mais de se demander comment – dans une perspective chrétienne – nous pouvons nous rapprocher de nous-mêmes, de notre prochain et, en fin de compte, de Dieu.

Pour ce faire, les Eglises ne doivent pas attendre les grands leviers de la politique. Elles doivent faire les pas qu’elles peuvent déjà faire, même s’ils semblent insignifiants. A titre d’exemple, l’Eco Church Network8 montre de nombreuses voies simples qu’une Eglise peut emprunter avec ses membres. Ainsi, la fiche D4 – Mobilité montre des étapes concrètes pour chercher de nouvelles voies dans le domaine de la mobilité – et ainsi peut-être retrouver la mesure perdue de la mobilité.


1. cf. Orbis, The Standford Geospatial Network Model of the Roman World, mai 2022 (en ligne)

2. Genèse 12,1 ; Exode 1-15, Matthieu 28,19

3. Störig, Die kleine Weltgeschichte der Philosophie (2000), p. 318-322

4. Ruffing, Introduction à l’histoire de la philosophie (2007), p. 119

5. cf. t3n, Mission sur Mars : Elon Musk met en garde contre un « Armageddon nucléaire », mai 2022 (en ligne)

6. cf. UPSA, Les SUV dominent l’offre, mai 2022 (en ligne)

7. Ruth Valerio cite différents aspects de la destruction de la création, qui touchent souvent l’homme.  Les mers partiellement vidées de leurs poissons, qui empêchent les pêcheurs locaux de gagner leur vie, en sont un exemple.

8. https://ecochurch.ch

Bibliographie

UPSA, Les SUV dominent l’offre : https://t3n.de/news/mars-mission-elon-musk-warnt-1429807, consulté le 20 mai 2022

Orbis, The Standford Geospatial Network Model of the Roman World, en ligne sur https://orbis.stanford.edu, consulté le 22 mai 2022

Ruffing, Reiner : Introduction à l’histoire de la philosophie, Paderborn, 2007

Störig, Hans Joachim : Kleine Weltgeschichte der Philosophie, Stuttgart, 2000

t3n, Mars-Mission : Elon Musk met en garde contre un « Armageddon nucléaire », en ligne sur https://t3n.de/news/mars-mission-elon-musk-warnt-1429807, consulté le 20 mai 2022

Valerio, Ruth : Saying Yes to Life, Londres, 2020

Cet article a été publié pour la première fois le 01 juin 2022 sur INSIST.

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