Par la confiance en Dieu vers une miséricorde nouvelle

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Exposé donné par Claude Baecher (Dr théol., CEFOR Bienenberg) lors de la ConférenceChristNet 2010 « Gouverner par la peur ou par l’espérance ? ».

 

0. Une apocalypse sans Dieu ?

Rendus anxieux par les événements du 11 septembre 2001 et le krach boursier de ces dernières années, nous baignons dans une atmosphère de peur. Cette croyance en une sorte d’apocalypse sans Dieu, qui oriente fortement les occidentaux vers un repli sur eux-mêmes, les pousse à la recherche presque panique de leur propre sécurité. Cette illusion peut temporairement donner l’impression que nous avons empêché le mal de s’introduire, mais à moyen terme, elle est contre productive par rapport au projet de Dieu. C’est ce que nous tâcherons d’illustrer dans les lignes qui suivent.

Les peurs ont en nous et dans nos sociétés des racines profondes, complexes et anciennes. Ces peurs sont liées à la recherche légitime de la sécurité. La réflexion relative aux influences de la peur et de l’espérance sur les comportements est un sujet très important. Ce thème est souvent abordé dans la Bible, et néanmoins très peu analysé sur le plan du comportement social dans les cercles chrétiens. Je tâcherai d’en livrer ici les éléments bibliques capitaux.

Les pathologies liées aux peurs et aux espérances sont traitées de manière complémentaire par les thérapeutes et les psychiatres, que je salue au passage, mais également par les personnes qui gèrent les rapports économiques et sociaux dans le monde moderne, sans oublier les nombreux travailleurs sociaux, que je salue également.

Je choisis dans la grande perspective biblique de retenir trois moments théologiques capitaux de la révélation biblique pour montrer à la fois la cohérence de la pensée biblique et pour montrer les axes forts qui s’en dégagent :

1. Eden : la toute vieille histoire de l’émergence de la peur

Avant la révolte humaine contre le plan divin, nous pouvions jouir de tous les biens de la création, en toute sécurité, et avoir de bons rapports entre humains, à l’image de ce qui se passe en Dieu lui-même. Nous sommes fondamentalement faits pour la communion sous le regard du Dieu bienveillant1.

Pour la première fois, des êtres humains rencontrent la peur, peur qui consiste à se cacher et à devenir des étrangers les uns par rapport aux autres et par rapport au créateur. L’origine de ces peurs réside dans le fait que des créatures voulurent être « comme dieu » (Gen. 3:5). Même si la différence entre être « à l’image de Dieu », ce qui traduit notre identité initiale, et « comme Dieu », ne nous semble à priori pas grande, ce qui les différencie, c’est, dans le deuxième cas, l’opposition à Dieu, la prétention à être « comme Dieu », autonomes. Depuis lors, nous inclinons toujours à devenir « comme dieu », pensant ne pas devoir rendre compte ni à Dieu ni à autrui, et imaginant que nous sommes auto-générés. L’anxiété est née de la mise en doute de la providence divine.

La révolte par rapport au plan originel a ouvert la porte à la culture de la peur et de l’insécurité relationnelle : « L’homme et la femme se cachèrent devant le Seigneur Dieu… J’ai pris peur car j’étais nu, et je me suis caché » (Genèse 3:10 et 11).

C’est lors de cet énorme changement que des humains connurent pour la première fois, selon le récit biblique, ce sentiment qu’est la peur, l’insécurité, le trouble relationnel et qu’ils usèrent de dissimulation2. Nous vivons depuis lors avec la vérité pas facile à gérer du tout que nous ne pouvons pas accomplir nos aspirations à la divinité, mais au contraire que nous sommes des êtres finis, voués à la mort.

Vouloir s’en sortir tout seul est un réflexe acquis dont on ne se débarrasse pas facilement. L’homme moderne vivant dans l’ère post-chrétienne, lui aussi, poursuit cette fuite en avant. Ainsi, nous vivons dans un climat de peur et d’anxiété, car l’homme est devenu un loup pour l’homme, un prédateur. Ce sentiment est d’autant plus fort qu’il a été attisé par des événements traumatisants qui ont rendu cet homme moderne victime du regard de convoitise des autres sur son corps et sur ses biens.

La culture de la peur, en fait, nous mène par le bout du nez plus fortement que nous ne le pensons. C’est la peur de manquer qui fait courir les gens, la « maladie de la réserve » comme l’appelait Isabelle Rivière. Le monde court sans qu’il se pose fondamentalement la question de savoir après quoi il court et qui le rendrait collectivement heureux.

C’est à partir de ce changement de statut que les humains ont tendance à placer leur sécurité dans la dissimulation, l’autonomie, les murs, les protections et les armes pour défendre les biens particuliers. La crise économique récente souligne que les pauvres qui ne sont pas responsables de cette crise, en sont les principales victimes. Des millions de personnes sont tombées dans la pauvreté à cause d’elle, sans compter les réductions de budgets sociaux à venir.

S’interroger sur le thème de la sécurité dans la Bible, c’est au fond s’intéresser à ce qui fonde la vraie sécurité et à ce qui nous anime, nous motive et souvent, nous détermine. « La culture de la peur, souligne Scott Bader-Saye, promeut l’idée que l’accumulation des richesses est la réponse raisonnable dans des temps troublés – ou de bouleversements »3.

L’aspiration à devenir invulnérable semble constante, mais elle a plus ou moins d’impact selon les législations en vigueur… Construire des murs est à la mode de nos jours, des murs pour pallier le sentiment d’insécurité, un peu partout dans le monde, et pour nous mettre à l’abri du prochain et de ses possibles sombres desseins. On est aux antipodes du projet d’Eglise qui, en cassant les murs de séparation, cherchait la réconciliation entre les races, les langues, les sexes, les statuts sociaux. Et plus les murs sont élevés, moins le regard sur l’autre est objectif. Moins on le connaît, plus on le diabolise et plus on a l’illusion d’être en sécurité. La Bible déjà révèle que l’escalade de l’insécurité et des mesures sécuritaires (coffres, paradis fiscaux, murs, miradors, niches, réserves démesurées) mène à l’isolement, et non à la réconciliation ou a une vie plus fraternelle. Nous le verrons avec le message des prophètes.

De diverses façons, Dieu intervient, dans sa providence, pour limiter le mal et empêcher l’autodestruction. C’est ce que nous appelons la providence divine. Dieu pourvoit de la sorte en permettant que des autorités humaines promulguent des lois allant dans le sens de pratiques plus solidaires. Dans nos pays, inspirés par la Bible plus que nous le croyons généralement, elles ont pour rôle de limiter le pouvoir de prédation d’une personne sur une autre, de protéger la dignité de tous, de tendre vers l’équité et spécialement de protéger les faibles contre l’exploitation abusive.

Dans un monde où le mal est entré, il est important qu’il y ait des autorités qui réglementent cette équité, contre les exactions des puissants, les privilèges des seconds et la corruption des troisièmes, en somme contre les prédateurs. Devant Dieu, chaque être humain doit être traité avec équité devant le travail fourni, indépendamment de sa naissance. Nous en sommes loin. Nous constatons depuis longtemps que le marché ne produit pas automatiquement la justice. Il survalorise celui qui a beaucoup. A nous, l’Eglise de partout, de faire entendre le « cri du pauvre » et d’interpeller l’Etat dans le sens de plus de justice. Et ici aussi, il est bon de rappeler qu’il peut arriver que dans un pays, le juste puisse momentanément souffrir dans des temps « où le méchant prospère ».

2. Richesses et sécurités

Exode : dans le désert

Dieu est intervenu de façon spectaculaire pour libérer un peuple soumis à l’esclavage d’un tyran en Egypte. Il l’a fait miraculeusement, comme en proclamant une nouvelle création, en les éloignant extérieurement de l’esclavage des tyrans. Il faudra pourtant bien plus de temps pour les libérer des réflexes tyranniques cachés en eux-mêmes. C’est tout un apprentissage laborieux. Dieu a voulu et veut toujours avoir un peuple, sorte de « maison témoin » où il fait bon vivre, à la fois à cause d’une nouvelle mentalité et d’une nouvelle praxis, parmi les nations du monde.

Une fois bénéficiaires d’une terre nouvelle qu’ils n’ont pas achetée (Canaan), et qui fondamentalement appartient à Dieu, les Israélites voient resurgir la tentation originelle: s’éloigner d’une économie de communion pour retrouver une économie d’exploitation des faibles.

En guise d’illustration, je commenterai des passages choisis qui ont un rapport direct avec la peur et la confiance, au fond, avec la sécurité : l’un tiré du traité d’alliance (la loi), et l’autre des prophètes qui tentent de ramener à l’alliance le peuple égaré par de fausses sécurités. Les deux sont des avertissements en rapport avec les démarches « politiques » :

Moïse : la sécurité dépend de la justice

Deutéronome 8:2 et 10:11-20 [(L’éducation d’Israël au désert)4.

Après une mention concernant la manne donnée, les vêtements qui ne s’usaient pas et les pieds qui n’enflaient pas pendant ces quarante ans, Moïse parle de la nécessité d’obéir aux commandements économiques et sociaux notamment. Après l’entrée promise dans un pays très généreux, où le peuple ne manquera vraiment de rien, avant de poursuivre : v. 10 « Ainsi, tu jouiras de ces biens, tu mangeras à satiété, et tu béniras l’Éternel ton Dieu pour le bon pays qu’il t’aura donné ».

Moïse avertit ensuite du piège récurrent de l’autosuffisance, qui n’est qu’une arrogance aux racines très païennes et, au fond, génératrice d’insécurité.

V. 11 : « Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu … 12 Si tu manges à satiété, si tu te construis de belles maisons et que tu y habites, 13 si ton gros et ton petit bétail se multiplient, si ton argent et ton or s’accumulent, si tous tes biens s’accroissent, 14 prends garde de ne pas céder à l’orgueil et d’oublier l’Éternel ton Dieu, qui t’a fait sortir d’Égypte, du pays où tu étais esclave…  17 Prends donc garde de ne pas te dire : « C’est par mes propres forces et ma puissance que j’ai acquis toutes ces richesses. » 18 Souviens-toi au contraire que c’est l’Éternel ton Dieu qui te donne la force de parvenir à la prospérité.

19 Mais si vous en venez à oublier l’Éternel votre Dieu… je vous avertis aujourd’hui que vous périrez totalement. 20 Vous périrez comme les nations que l’Éternel votre Dieu va faire périr devant vous, parce que vous ne lui aurez pas obéi ».

L’oubli fait qu’il n’y a plus personne à remercier que soi-même et ses propres calculs qui ont entraîné la prospérité. A court terme, l’être humain n’est alors plus redevable qu’à lui-même et à ses calculs de rentabilité maximale. Il se sert alors du prochain (plutôt que de le servir) et très vite il se trouve à la place du mini pharaon totalitaire dont il avait réchappé.

L’appel solennel de Moïse illustre très clairement par quels mécanismes l’abondance peut mener à la ruine, c’est-à-dire, à moyen terme déjà, aux antipodes de ce qui est recherché, à savoir la sécurité. « Si vous oubliez l’Eternel… vous périrez totalement » (v. 19). Cela ne signifie pas que Dieu, de manière surnaturelle, va faire tomber le feu du ciel en cas d’oubli du culte et du droit qui lui est attaché, comme ce fut le cas pour Sodome, mais plutôt quele processus de pourrissement économique sera à l’œuvre et aboutira à la ruine de toute la nation et du plan initial de Dieu par le moyen de cette génération-là.

La sécurité dépend de la justice pratiquée.

Tous les régimes économiques portent potentiellement cette propension à réduire le prochain à l’esclavage ; c’est également le cas du libéralisme économique actuel, si nous n’y veillons pas. Ce libéralisme a besoin d’une conscience. Le drame est que la sécurité a été mal interprétée par ceux qui avaient reçu les beaux dons de Dieu, simplement à cause de leurs schémas mentaux liés à la peur de perdre et de s’assurer leur sécurité.

Le peuple de Dieu ne devrait pas en arriver à dire : «  C’est par mes propres forces et ma puissance que j’ai acquis toute cette richesse » (v. 17). Cette affirmation rejoint tout à fait la prétention à être « comme dieu », autosuffisant. Elle est bien une prétention moderne. Pour ces « petits dieux » à qui tout est dû, la loi est faite pour être contournée…

Le remède préconisé est la gratitude envers Dieu, source de ma prospérité, et l’application d’une politique périodiquement redistributive (comprenant, de manière cumulée, les règles du Jubilé, les lois sabbatiques, les dîmes, les offrandes volontaires, l’accueil de l’immigrant, etc.).

Jérémie : des citernes fendues

Les prophètes vont dire et redire la même chose (Jérémie 2:1-13).

C’est une politique économique qui est en jeu dans l’attitude du territoire de Juda. Celui-ci, après avoir reçu le don du pays, est allé adorer le dieu Baal (dieu de la fécondité des puissants).

Ecoutez la complainte de Jérémie :

11 « Existe-t-il un peuple | qui ait changé de dieux ?
Et pourtant ces dieux-là | ne sont pas de vrais dieux !
Pourtant, mon peuple | a échangé celui qui fait sa gloire
contre ce qui ne sert à rien !
(…)
13 Car mon peuple a commis un double mal :
il m’a abandonné, | moi, la source d’eaux vives,
et il s’est creusé des citernes, | des citernes fendues
et qui ne retiennent pas l’eau ».

Des réserves qui ne retiennent rien du tout, c’est fondamentalement un calcul de la peur.

Le bénéfice, les biens n’ont pas été auto-générés, c’est essentiellement à cause de la providence divine et en vue d’une gestion plus fraternelle, qu’ils sont accordés. Même la réserve qu’a faite Joseph avant la sécheresse était faite pour une utilisation collective.

Esaïe : le shalom durable

La Bible dénonce les fausses sécurités arrogantes (Esaïe 32:1-20) et ceux qui s’y emploient seront jugés tôt ou tard. D’après Esaïe, la vraie sécurité, la vraie paix (shalom), l’authentique tranquillité sont également les effets de la justice et du droit, le bon traitement des ouvriers et des champs. Sans cela, les tours protectrices serviront de refuge aux animaux sauvages. Le lien entre infertilité du sol et irresponsabilité dans le domaine social est souligné.

Mais Esaïe fait un ajout que le Nouveau Testament aussi soulignera : le nouvel ordre des choses se fera par l’action de… l’Esprit. Lui introduira durablement la fertilité, sur la base de la justice et du droit ! Il y a alors assez pour tous (v. 16). La justice donne naissance à une sécurité durable (v. 17).

15 … « jusqu’à ce que, d’en haut, l’Esprit soit répandu sur nous.
Alors le désert deviendra un verger,
tandis que le verger aura la valeur d’une forêt.
16 Le droit habitera dans le désert
et dans le verger s’établira la justice.
17 Le fruit de la justice sera la paix :
la justice produira le calme et la sécurité pour toujours ».

Là où se trouve cet Esprit à l’œuvre, il n’y a pas besoin de lieux sécurisés comme les villes fortifiées et les forêts. Cela ne change rien à la situation de sécurité en général. Nul n’est coupé de l’accès à l’eau, les animaux nécessaires à la production agricole (le boeuf et l’âne) ne risquent pas d’être volés (v. 20). Les gens seront heureux.

18 « Mon peuple s’établira dans un domaine paisible,
dans des demeures sûres, tranquilles lieux de repos
19 – mais la forêt s’écroulera sous la grêle
et la ville tombera très bas ».

Jérémie : fausses sécurités religieuses

Mais Jérémie, pour en revenir à lui, ajoute une autre fausse espérance, c’est la confiance quasi magique dans la protection de Dieu. L’illusion que, tant qu’on a le temple (de Jérusalem), Dieu nous devait sa protection et garantirait notre invulnérabilité.

Jérémie 7 ajoute la fausse sécurité magique simplement parce qu’on serait plus proche du vrai culte :

Le prophète Jérémie, au chapitre 7, dénonce une autre fausse sécurité, et notamment la confiance dans « le temple ». Il s’agissait d’une conviction quasi magique qui donne le sentiment d’invulnérabilité. La critique du prophète Jérémie est déclenchée par l’injustice sociale et l’idolâtrie : « les immigrés, les veuves et les orphelins sont opprimés ; on met à mort des innocents dans le temple, on se prosterne devant des divinités étrangères » (v. 5s). Lorsque le Temple se transforme en « caverne de voleurs » (v. 11, cf. Mt 21:3), Dieu n’est plus magiquement protecteur. Et Jérémie précise : ce ne sont pas les formules liturgiques de confiances « c’est ici le temple de l’Eternel, le temple de l’Eternel, le temple de l’Eternel »(v. 4) qui changeront la donne, ou alors l’affirmation « nous sommes sauvés » (v. 10) qui y changeront quoi que ce soit. Tout cela est illusion, car il n’y a pas de conduite sociale qui respecte le prochain.

Nous sommes avertis par rapport à la fausse sécurité, à la fausse espérance fondée sur l’illusion d’être proches de Dieu tout en méprisant ses exigences dans le domaine social. Et de conclure : « … Tous, petits et grands, sont âpres au gain ; tous prophètes et prêtres ont une conduite fausse. Il ont bien vite fait de remédier au désastre de mon peuple en disant ‘Tout va bien, tout va bien’ (shalom, shalom !) et en réalité rien ne va, il n’y pas de shalom » (Jérémie 6:12 ss. et 8:10 ss.).

Même chose dans le Nouveau

Le Nouveau Testament continue dans la même ligne, dénonçant les illusions et mettant l’accent sur la justice qui restaure et sur l’économie fraternelle.

Jésus utilise l’image du fou qui bâtit sa maison. Il construit sa sécurité, mais « sur le sable » d’une foi en Jésus qui n’est pas mise en pratique (Mt 7). La sécurité telle que voulue dans le projet divin repose sur la mise en pratique de l’enseignement de Jésus, et non sur nos calculs motivés par la peur..

–         Le jeune homme riche, c’est quoi son problème ? (Matthieu 19). Chez lui, la balance entre aimer Dieu et sa sécurité calculée penchait en définitive vers ses sécurités trompeuses liées à ses nombreux biens. Il faisait pourtant profession d’aimer Dieu et le prochain. Sans doute n’a-t-il pas tiré les conséquences de ses paroles lorsqu’il disait « et le prochain comme soi-même »… Jésus lui tend la perche :

« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne le aux pauvres et suis-moi ». « Il le quitta tout triste car il était riche » (Mt 19:22). Son problème était son attachement à sa richesse comme sécurité, préféré à la vie fraternelle avec Jésus. Et Dieu sait ce qui lui est arrivé, avec ses grands biens, quarante ans plus tard, lorsque vinrent les terribles années 67 à 70 et la destruction de Jérusalem par les zélotes ou les troupes romaines.

–       Le mauvais riche. Et que penser du « mauvais riche », qui mettait sa sécurité dans la spéculation sur ses greniers ? (Lc 12:16-20). On dit de lui qu’il est le « riche insensé », mais pas si insensé que cela quant à ses intérêts personnels présents. Il raisonne logiquement. Il s’agrandit, il investit. Mais à l’échelle du temps, se trouve aussi la mort et la succession des générations. Et retentit la question : « Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? » …L’Evangile souligne que l’alternative pour lui aurait été : « au lieu de s’enrichir en vue de Dieu », (cf. v. 20 et 21). S’enrichir en vue de Dieu…

La conclusion de Jésus par rapport à la peur et à l’espérance est celle-ci : « Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit » (Lc 12:33).

La question qui nous est posée est la suivante : Est-ce que les « politiques » peuvent entendre un tel discours ? Je le pense. La leçon à tirer est qu’il faut considérer l’économie et la sécurité sur le long terme.

Mais pour investir dans le bon sens, il faut une certaine mentalité, une certaine foi, c’est-à-dire une certaine confiance dans l’œuvre de Dieu et de son Esprit, sinon c’est chacun pour soi, le « sauf qui peut » des murs pour dissimuler, des armes pour se protéger (parfois se protéger les tyrans) et des niches fiscales (afin de mettre à l’abri pour soi et contre les autres).

Dieu pourtant ne s’impose pas et n’impose pas ses solutions, il propose. Mais il peut arriver qu’à force de ne pas être entendu ou pas retenu, ce soit « trop tard », alors, comme le dit l’Evangile, « les pierres le long du chemin (des ruines) crient » (Lc 19:40, voir 44).

Le salaire des ouvriers peut, de nos jours également, être « retenu » de multiple façon (Jc 5:3). On pense par exemple à des actions qui tournent complètement le dos aux pauvres, à commencer par l’exploitation d’ouvriers de tel ou tel peuple. De nos jours, ces démarches peuvent se faire en quelques transactions informatisées, en quelques clics, sans même voir combien ces clics peuvent être criminels, parce que faits pour chercher purement son propre intérêt.  Oui, il faut moraliser l’économie et il faut une âme pour l’économie. L’affairisme insensible aux réalités sociales de la production, de la consommation, de la souffrance des exclus est dénoncé, également dans le Nouveau Testament.

Il est évident, aujourd’hui comme en tous temps, que les plus pauvres ont besoin d’une économie qui aménage une suspension provisoire d’intérêts, si l’on veut que le cycle infernal du toujours plus riche et du toujours plus pauvre ne se poursuive et ne s’amplifie pas.

Il est nécessaire de repenser lucidement, pour en saisir les implications sur les humains d’ici et d’ailleurs, différentes actions liées à des peurs de perdre et à des espérances illusoires ; par exemple repenser dans cette perspective les spéculations actuelles5, les conséquences du machinisme au détriment de la main d’œuvre humaine6, les masses financières considérables qui migrent vers les nouveaux paradis fiscaux liés au secret bancaire, ici ou ailleurs7.

3. Une nouvelle mentalité, une nouvelle action

Ces thérapies sont en fait de deux ordres : l’ordre intérieur, touchant la mentalité, et l’autre touchant plutôt ses actions. Pour en revenir à ce que nous avons dit au début : L’acceptation de son propre statut de créature, avec le rapport au créateur qu’il implique ainsi que la considération envers les semblables et la reconnaissance de l’univers créé, est la solution pour jouir d’une vraie sécurité.

Le premier remède est alors la gratitude, qui exprime le mieux ce rapport de créature. Le second, qui au fond, exprime l’autre face du rapport de gratitude, c’est la pratique d’une économie fraternelle (aussi dans sa dimension citoyenne, par les impôts par exemple). Beaucoup se passe dans l’attitude de créature (la prière juste) : c’est de cette façon que nos inquiétudes et nos soucis légitimes trouvent leur juste place et que les peurs illégitimes s’estompent (Mathieu 6:24-34,  Phil 4:4-7 et 1 Pi. 5:6-7).

Et comme nous l’avons vu avec le texte d’Esaïe (32:15), pour chasser les peurs pathologiques, il faut une nouvelle mentalité, un nouvel « Esprit », œuvre de Dieu. Il n’est pas étonnant que la Pentecôte fonde l’émergence de la communion fraternelle. Les choses ne se font alors pas « parce que c’est la loi », mais parce qu’on aime ce qui est juste (la justice qui restaure le prochain).

Enfin, après avoir parlé de la reconnaissance, de la pratique de l’économie fraternelle, de la dépendance à l’Esprit, il nous faut dire quelque chose sur l’espérance promise. C’est cela, la politique de la confiance dont nous avons besoin. Elle est sûre de l’aboutissement, c’est pourquoi elle est animée d’une espérance promise. Il s’agit dès lors de renforcer cette confiance : la foi née de la révélation biblique est alors « la ferme assurance des choses qu’on espère » (Héb. 11:1), tellement forte qu’en attendant, elle détermine notre vie et sa mentalité.

Cette foi agissante en nous, nous pousse, en plus de la prière pour les autorités dans le sens exposé (il faut savoir pour QUOI on prie), à l’action dans trois autres domaines :

1.      la non-coopération : ne pas collaborer ou coopérer à des actions qui sont animées manifestement par d’autres mentalités ou logiques, lorsque nous les découvrons. Il y a avant tout une mentalité dont il faut « sortir », celle de « Babylone », de l’Egypte ou de Rome, ou de tout autre libertarisme économique qui ne dit pas son nom8.

2.      la vie fraternelle : vivre une vie fraternelle plus libre des peurs injustifiées et des espérances trompeuses. C’est le travail d’une saine spiritualité, d’un saint enseignement, que de situer correctement nos peurs et nos espérances. Comme le changement des grandes choses n’est pour l’instant pas à notre portée, commençons/continuons à travailler aux petites choses. Que l’Eglise soit l’Eglise!9

3.      la dimension prophétique : appeler au changement (dimension prophétique), sans céder aux illusions du tout ou rien. Pour changer les choses, nous n’avons pas besoin de pouvoir. Ce fut la conviction des premiers chrétiens et cela reste d’actualité. Ces toutes petites choses, nous pouvons déjà les pratiquer « chez nous », en vivant le travail, l’amitié et le don dans l’Eglise. On sous-estime très souvent le poids des minorités actives, qui font la démonstration d’attitudes pertinentes et innovantes. Que votre lumière brille aux yeux des hommes ! Il s’agit de promouvoir la justice économique et sociale sur le plan mondial, car c’est sur ce plan que, d’une part, Dieu nous a créé à son image et que, d’autre part, tout s’interpénètre dans la mondialisation.

Dans ces engagements, nous découvrirons alors, avec émerveillement, que nous ne sommes pas les seuls à penser et à agir comme cela. L’amitié produit de la communion. C’est le produit d’une logique de solidarité au lieu d’une logique de la rentabilité à court terme.

4. Comment continuer ?

L’Eglise, par son enseignement, sa mentalité et sa pratique, ne doit pas être le reflet de sociétés malades. Dans la Bible et pour nous, fondamentalement, la justice est un don de Dieu et il n’y pas de sécurité sans justice relationnelle. Dieu s’est engagé à pourvoir. A chaque jour suffit son travail.

L’espérance biblique est basée sur l’œuvre libératrice du Christ, et la venue promise d’un monde habité par la justice. L’Evangéliste Luc rappellera de la part de Jésus : « Qui veut, en effet, sauver sa vie, la perdra, mais qui perdra sa vie, à cause de moi, celui-là la sauvera. Que sert-il donc à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd ou se ruine lui-même ? » (Lc 9:24-25).

Les sociétés d’hier comme celles d’aujourd’hui sont tentées d’oublier la justice pour se vautrer dans l’abondance. L’Ecriture Sainte nous rappelle sans cesse l’exigence d’équité à l’échelle planétaire et est comme un aiguillon pour les politiques partisanes. S’il est légitime de tirer les bénéfices de ses efforts, il est tout aussi juste que les bénéfices servent à la communion sans encourager le vice. Si nous sommes faits pour la jouissance des choses, nous sommes également faits pour la communion.

Nous qui sommes citoyens d’un pays que nous aimons, nous continuerons, comme nos pères et mères, à exercer notre influence en intégrant le mieux possible les questions relatives à la justice redistributive. De cette manière seulement serons-nous « sel de la terre », c’est-à-dire agent d’anti-pourrissement. Et il semble qu’il y ait urgence pour le bien de tous, également de notre peuple.

L’économie actuelle a besoin d’une conscience et d’un remède anxiolytique. Si elles dérapent, l’économie et nos législations peuvent devenir foncièrement païennes. Notre critique ne doit pourtant pas être synonyme d’un rejet en bloc. De belles choses se font ici ou là, et c’est point par point qu’il s’agit d’examiner les choses.

Le Dieu de la Bible, notre Père, nous appelle à localiser les peurs fondamentalement païennes (les nôtres aussi) et à les transformer en confiance. A la base de la sécurité se trouve cette attitude. Notre mission consiste aussi à dévoiler les mécanismes de la peur, pour dévoiler « les faux dieux » qui régissent parfois les mentalités.

Pour que, dans la société, les murs tombent, il faut que les murs intérieurs de nos peurs tombent d’abord. C’est pour beaucoup d’entre nous l’heure des petits pas dans la bonne direction.

Une bibliographie biographique

Ce qui m’a interpellé sur le sujet dans mon parcours personnel:

Dans ma jeunesse, des gens qui étaient à la fois généreux, laborieux et contents de l’état dans lequel ils se trouvaient.

–         L’Evangile du royaume de Jésus-Christ.

–         Le livre de John Yoder, Jésus et le politique (PBU, Lausanne, 1984), son chapitre 3 sur « Les implications du Jubilé ».

–         En 1987 le vieux livre (épuisé, de 1933) d’Isabelle Rivière, Sur le devoir d’imprévoyance, et généralement le livre de Tolstoï, « Ma religion ».

–         Plus récemment le livre de Frédéric de Coninck, La justice et l’abondance (La Clairière, Québec, Canada, 1997).

–         Un travail qui a abouti à la rédaction d’un livret : Claude Baecher, Grâce et économie, plaidoyer pour une attitude généreuse (Editions Mennonites, Montbéliard, Dossier de CHRIST SEUL N°1/2006).

–         Plus récemment encore, lors d’une rencontre en Irlande du Nord, une conférence du théologien Alejandro Zorzin, « Vulnérabilité et sécurité », dans les Cahiers de la Réconciliation, Mouvement International pour la Réconciliation, septembre 2007, N°3-2007, Paris, pp. 28 à 41, l’étude se trouve en anglais (pages de droite) et en français (pages de gauche).

–         Et le livre remarquable suivant, tout récent : Scott Bader-Saye, Following Jesus in a Culture of fear, The Christian Practice of everyday Life Series, BrazosPress, Grand Rapids, Michigan, 2007 (ISBN 10: 1-587 43-192-0 pbk).

 


1. Le sociologue Max Weber avait déjà noté que l’apparition du monothéisme et de la foi en un Dieu unique créateur provoque, par rapport au polythéisme et à la magie, « un recul caractéristique du rationalisme originel, pratique et calculateur» cité par Frédéric de Coninck, La justice et l’abondance Dire et vivre sa foi dans la société d’aujourd’hui, La Clairière, Québec, 1997, dans le chapitre « Une économie marquée par l’espérance », p. 73. Car croire en Dieu, c’est rendre compte à quelqu’un de la gestion de son être et de ses capacités.

2. Voir Scott Bader-Saye, p. 159.

3. Scott Bader-Saye, Following Jesus in a Culture of fear, p. 135;

4. « N’oublie jamais tout le chemin que l’Eternel ton Dieu t’a fait parcourir pendant ces quarante ans dans le désert afin de te faire connaître la pauvreté pour t’éprouver. Il a agi ainsi pour découvrir tes véritables dispositions intérieures et savoir si tu allais, ou non, obéir à ses commandements…

Garde-toi d’oublier l’Eternel, ton Dieu, et de négliger d’obéir à ses commandements, à ses ordonnances et à ses lois que je te donne aujourd’hui. Si tu manges à satiété, si tu te construis de belles maisons et que tu y habites, si ton gros et ton petit bétail se multiplient, si ton argent et ton or s’accumulent, si tous tes biens s’accroissent, prends garde de ne pas céder à l’orgueil et d’oublier l’Eternel ton Dieu, qui t’a fait sortir d’Egypte, du pays où tu étais esclave, qui t’a conduit à travers ce vaste et terrible désert peuplé de serpents venimeux et de scorpions, dans des lieux arides et sans eau où il a fait jaillir pour toi de l’eau du rocher le plus dur. Dans ce désert, il t’a encore nourri en te donnant une manne que tes ancêtres ne connaissaient pas. Il a fait tout cela afin de te faire connaître la pauvreté et de te mettre à l’épreuve, pour ensuite te faire du bien. Prends donc garde de ne pas te dire : ‘C’est par mes propres forces et ma puissance que j’ai acquis toutes ces richesses.’ Souviens-toi au contraire que c’est l’Eternel ton Dieu qui te donne la force de parvenir à la prospérité et qu’il le fait aujourd’hui pour tenir envers toi les engagements qu’il a pris par serment en concluant alliance avec tes ancêtres. Mais si vous en venez à oublier l’Eternel votre Dieu, et à rendre un culte à d’autres dieux, à les servir et à vous prosterner devant eux, je vous avertis aujourd’hui que vous périrez totalement. Vous périrez comme les nations que l’Eternel votre Dieu va faire périr devant vous, parce que vous ne lui aurez pas obéi. » (Semeur 2000)

5. Spéculations sur les matières premières, sur le cours des monnaies, les fusions des sociétés, le marché immobilier… Affairisme international qui coupe tout lien avec les peuples, qui rappelle ce qui est récurrent dans les empires (Apocalypse 18:11-15) et annonçant la chute du commerce international de l’époque. Dénonciation virulente de leurs excès au profit des nantis et au détriment des pauvres. L’apôtre Jacques a eu la même virulence (Jacques 4:13-16).

6. Le machinisme fait que la main d’œuvre disparaît au détriment du travail des personnes les moins qualifiées. Il est important de réfléchir au partage du revenu, du travail et de la reconnaissance sociale, si nous ne voulons pas aggraver l’exclusion. Il est également nécessaire de travailler à la requalification.

7. Pour les « nouvelles alternatives » (octobre 2010), je nomme par exemple pour l’UBS et bien d’autres banques, par exemple,  Singapour et Hong Kong (cf. Le Figaro du 8 octobre 2010 qui cite le New York Times).

8. Ici il serait bon de réfléchir à nos fonds de placements et aux manières qu’ils ont de « faire des petits », c’est-à-dire sur la base de quels calculs d’investissements (des économies plus ou moins fraternelles, cela existe). Cela aussi doit intéresser les chrétiens du pays.

9. On nous demande de poser des signes forts, pas de changer le monde, ce qui cacherait parfois des velléités de puissance plutôt que de l’amour. Il faut « instiller dans le monde une logique différente » (Fred de Coninck, La justice et l’abondance, p. 76).

Photo by Daniele Colucci on Unsplash

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