Partage et pauvreté – l’apport de la tradition chrétienne

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Se détacher des richesses (1er et 2e siècles)

La notion de « vie simple » est intrinsèque à la vie des premiers chrétiens : vendre ses biens et les partager est considéré comme quelque chose de normal. En se convertissant, on devient symboliquement frère car enfant d’un même Père. Ce n’est pas ici la pauvreté pour elle-même qui est recherchée mais l’abandon de la richesse au profit de ceux qui possèdent moins. L’histoire du jeune homme riche (Mat. 19.16-22) a interpellé les chrétiens tout au long de l’histoire de l’Eglise et ce texte a été interprété de manière fort diverse. Au Ier et au IIème siècle, cette histoire est interprétée de la manière suivante : ce n’est pas la richesse en tant que telle qui est mauvaise, mais l’attachement aux richesses qui empêche le salut. Pour les premiers chrétiens, il s’agit davantage d’une question de solidarité et de soutien fraternel. Mais la question du jeune homme riche revient fréquemment dans les discussions et l’on commence à se demander si les riches peuvent vraiment être sauvés. L’Eglise constate que les richesses sont utiles, mais qu’il faut dépouiller les âmes de tout désir charnel, c’est-à-dire l’amour désordonné de l’argent.

Le luxe : une usurpation (3e au 5e siècle)

Par la suite, des courants plus militants se développent, courants qui vont jusqu’à chercher le martyre en renonçant à tous les biens et au mariage. La possession de biens est considérée comme démoniaque. L’Eglise condamne ces courants que l’on retrouve pourtant, sous une forme ou sous une autre, tout au long de l’histoire du christianisme. Au IVe et au Ve siècle, Basile de Césarée interprète l’histoire du jeune homme riche en disant que celui-ci n’a pas respecté tous les commandements comme il le prétend puisque, malgré toutes ses richesses, il a laissé mourir de faim ses frères pauvres. Il est pratiquement impossible d’amasser autant de richesses sans violer certains commandements. Basile en conclut que le luxe est une usurpation. Il ne critique donc pas la richesse en elle-même, mais bien la taille de la fortune. D’autres concluent que l’accumulation de grosses fortunes est forcément productrice d’injustices. L‘idée selon laquelle nous ne serions pas les propriétaires des ressources terrestres, mais les gérants de ce que Dieu nous a confié se développe également à cette époque : les ressources globales doivent servir à l’usage de tous.

La pauvreté : un fait matériel

Lorsque le christianisme devient religion officielle de l’Empire, l’idée de martyre disparaît et elle est remplacée par le souci de fuir le monde. Les premiers monastères voient le jour. Ceux-ci permettent aux gens de quitter « le monde » et ses richesses, la perfection évangélique n’y étant pas possible, estiment les adeptes de ces courants monastiques. En même temps, la pauvreté augmente de manière notoire, du fait des famines successives et des épidémies. Les mouvements d’aide aux plus faibles et aux pauvres s’amplifient. Les riches se voient reprocher leurs richesses, acquises aux dépens des pauvres.

C’est à cette époque que l’Eglise commence à recevoir des héritages, qu’elle utilise pour soulager les souffrances des pauvres. L’aide caritative des Eglises s’institutionnalise et l’on assiste à la création des premiers hôpitaux pour accueillir les malades et les pauvres. La pauvreté est essentiellement perçue, à cette époque, sous l’angle matériel, et non plus comme une question spirituelle.

La recherche de la simplicité (11e et 12e siècles)

Aux XIe et XIIe siècles, de nouveaux ordres – qui prônent le retour à la pauvreté – voient le jour. L’objectif est de vivre la simplicité en communauté. Il est intéressant de noter qu’un double discours co-existe : d’un côté la hiérarchie ecclésiastique prône la pauvreté comme voulue par Dieu ; de l’autre côté l’augmentation du nombre de pauvres fait peur à l’Eglise. Les ermites, les gens qui sont sortis du monde, commencent à critiquer de plus en plus le clergé et les prêtres qui prônent la pauvreté sans pour autant la pratiquer. On assiste à l’émergence de mouvements dissidents et conflictuels. Au sein de cette controverse, deux hommes très importants : Saint François d’Assise et Saint Dominique. Tous deux parviennent à trouver des positions médianes : tout en restant attachés à l’Eglise institutionnelle, ils réussissent à ramener le pauvre au centre des préoccupations. Saint François d’Assise et Saint Dominique sont à l’origine de nombreuses aumôneries.

La peur du pauvre (14e siècle)

Au XIVe siècle, la question de la pauvreté du Christ fait surface. A-t-il vraiment vécu dans la pauvreté jusqu’au bout ? Ses disciples n’ont-ils vraiment rien possédé? Le Pape Jean XII déclare hérétique la doctrine selon laquelle le Christ aurait vécu dans une pauvreté absolue. Par la suite, le pauvre devient suspect. Le seul aspect qui rend la pauvreté acceptable, c’est la pratique de l’indulgence par laquelle les riches, avant de mourir, remettent une partie de leurs richesses aux pauvres, afin de s’ouvrir la porte du paradis. Mais le pauvre et la pauvreté sont de plus en plus perçus comme dangereux et le choix de la pauvreté comme mode de vie est de moins en moins accepté. On ne voit plus dans le pauvre l’image de Jésus. Même si certains continuent à s’exprimer en faveur des pauvres – comme Erasme de Rotterdam – la peur est telle que l’on commence à les enfermer.

Entre béatification de la pauvreté et critique social (17e au 20e siècle)

Au XVIIe siècle le service aux pauvres continue de se développer. L’Etat y prend une part de plus en plus active et préconise l’aide à domicile, mouvement qui prendra une grande envergure. Après la recherche de la vie simple, c’est maintenant le service aux pauvres qui est d’actualité. Avec l’avènement du siècle des Lumières, le choix de la vie simple devient insolite. Des monastères sont fermés, et la pauvreté des moines et le martyre, sont ouvertement critiqués. L’Eglise se retire de plus en plus du service public aux pauvres.

Au XVIIIe siècle, la pauvreté perd son statut d’idéal à suivre et laisse la place à une voie intermédiaire. Ni la pauvreté ni la richesse ne sont recherchées, mais une vie frugale. En même temps, le marché se développe ; son existence se fonde sur le principe de la diversité. L’inégalité des fortunes cimente la société en ce qu’elle n’existe que parce qu’il y a des pauvres qui ont besoin de travailler pour vivre. La pauvreté est de plus en plus perçue comme quelque chose de naturel. L’Eglise béatifie non plus la pauvreté du Christ, mais celle de l’être humain qui est nécessaire aux besoins de la société.

Avec la montée du socialisme au XIXe siècle, l’Eglise commence à critiquer les conditions de vie et de travail des ouvriers. La hiérarchie ecclésiastique critique l’exploitation de l’être humain. Cependant, cette critique sociale a souvent été étouffée par la branche traditionnelle de l’Eglise. Ce phénomène s’est poursuivi jusqu’à nos jours où l’Eglise continue à  « réprimer », plus ou moins vigoureusement, la théologie de la libération.

Conclusion

On constate ainsi, pour conclure, que, au cours de l’histoire, le regard de l’Eglise sur les pauvres, ainsi que sa réaction face à la pauvreté et l’injustice, n’ont cessé de changer. Quel regard portons-nous aujourd’hui sur les pauvres et sur la pauvreté ? Quelle est notre action en leur faveur? Peut-être sommes-nous appelés à trouver un juste milieu entre l’indigence et la richesse. Ne serait-ce pas celui de la suffisance ? De même, peut-être sommes-nous appelés à refaire nôtre l’idée de la gérance (Basile de Césarée), à savoir l’idée selon laquelle chacun serait appelé à gérer une partie de la fortune globale de Dieu en faveur de l’ensemble de l’humanité.

 

Lectures conseillées

CHRISTOPHE Paul, Les pauvres et la pauvreté. Des origines au XVe siècle. 1ère partie, Desclée, Paris, 1985.

CHRISTOPHE Paul, Les pauvres et la pauvreté. Du XVIe siècle à nos jours. 2ère partie, Desclée, Paris, 1987.

DOMMEN Edouard, Laisser des grappilles. Contre la convoitise, la fête !, Repères, Pain Pour le Prochain, 2000.

RAHNEMA Majid, Quand la misère chasse la pauvreté, Paris, Fayard; Acte Sud, 2003.

 

Transcription : Silvia Hyka/sn

Cet exposé est très largement inspiré des deux ouvrages suivants:

CHRISTOPHE Paul, Les pauvres et la pauvreté. Des origines au XVe siècle. 1ère partie, Desclée, Paris, 1985.

CHRISTOPHE Paul, Les pauvres et la pauvreté. Du XVIe siècle à nos jours. 2e partie, Desclée, Paris, 1987.

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