~ 30 minLes entreprises et les associations rétribuent des politiciens triés sur le volet. Que font ces politiciens en retour ? Et quelles sommes sont en jeu ? Cela, le citoyen moyen ne le saura jamais.
1 —Une démocratie parfaite
Peut-être penses-tu que la Suisse est une démocratie normale.
Le peuple élit régulièrement ses représentants, qui se déplacent à Berne 4 à 5 fois par année, y réservent une chambre d’hôtel et, chaque matin, se rendent au Palais fédéral pour y décréter ou changer des lois ou encore, pour y soumettre leurs propositions. Ce sont des agriculteurs, des enseignants, des avocats, qui apportent ainsi leurs connaissances et les mettent à profit dans leurs travaux politiques. Leur siège au parlement représente pour eux une activité secondaire et ils ne perçoivent guère qu’une indemnité pour ce travail. Ces gens appartiennent à tel ou tel parti, c’est pourquoi chaque citoyen sait d’emblée quels intérêts ils défendent. Tout cela ne semble-t-il pas être un système parfait ? Peut-être même penses-tu que nous possédons la meilleure démocratie au monde.
C’est alors que tu entends l’histoire suivante :
C’est l’histoire de Félix Gutzwiller. Il est conseiller aux Etats (PLR) représentant le canton de Zurich depuis une bonne dizaine d’années au parlement. Il est un politicien très connu des médias et est par ailleurs professeur d’université. Il a la réputation d’être très compétent. Ce politicien éveille tout particulièrement la confiance des téléspectateurs en tenant une rubrique dans l’émission de la télévision suisse alémanique « 10 vor 10 ». Ce personnage en vue, apprends-tu, siégeait au Comité consultatif du Credit Suisse jusqu’en automne 2007. Ce conseil, dissous entre-temps, était convoqué deux fois par année. Lors de ses séances, il procédait à des « évaluations sur des thèmes et des évolutions », comme l’avait indiqué l’attaché de presse de la banque. Rétribution accordée pour cette activité : 100 000 francs. C’est beaucoup d’argent pour deux séances. Ce qui peut passer pour un magnifique cadeau est en réalité une affaire rondement menée. Lorsqu’au parlement par exemple, est votée un nouveau droit des actions, le Credit Suisse peut s’attendre à ce que ses intérêts soient dûment pris en considération. Lorsque beaucoup de personnes s’emportaient contre le marché concus avec les autorités américaines à propos du secret bancaire en août dernier, Félix Gutzwiller est descendu dans l’ « arène » pour défendre, impassible,les intérêts des grandes banques. Et alors que toi tu te demandes si cet imbroglio n’est pas déjà de la corruption, tu entends dire que Gutzwiller, qui a eu vent de ces recherches, décroche lui-même le téléphone pour déclarer : « Je n’étais guère à mon aise ».
Le sentiment de malaise se répand. Il y a deux semaines à peine, le Tribunal administratif fédéral a considéré que l’accord passé avec les Etats-Unis en vue de régler le différend fiscal était illégal. La Suisse s’est alors engagée à fournir aux autorités américaines les données de 4450 clients de l’UBS afin de se préserver d’une plainte pénale et, partant, d’éviter l’effondrement de la banque. Or, cet accord parvient tout de même devant le parlement et sera avalisé après coup.
Jusqu’à ce jour, l’UBS pouvait avoir confiance dans le parlement. Ainsi, le PLR possède avec son cercle d’amis : « Amis du PLR » une puissante association de soutien. C’est un club de la finance mondiale présidé par Peter Wuffli,ancien responsable de l’UBS. On notera qu’il y a aussi la participation de Walter Kielholz , ancien président du Credit Suisse ou encore de Kaspar Villiger, président actuel de l’UBS. Auprès du PDC, le club de soutien financier homologue se nomme « Association pour le soutien de la sphère scientifique, économique et politique ». Mais depuis peu, les premiers politiciens du clan bourgeois se rebellent contre l’emprise sur les grandes banques. Le conseiller national radical Philippe Müller exige de son parti qu’il se démarque de cette généreuse association: « jusqu’à présent, nous avons fait fausse route ». Son collègue de parti Otto Ineichen ajoute : « depuis que je suis parlementaire, je n’ai encore jamais constaté d’efforts aussi massifs et ciblés des lobbyistes que pendant la campagne menée actuellement par les grandes banques. Elles veulent s’assurer qu’en matière de régulation bancaire, tout se déroule selon leurs attentes ».
Alors, tu commences à te poser certaines questions. Ce sont il est vrai de vieilles questions, des questions qui se posent telle une légère poussière sur notre système. A maintes reprises ces questions sont évoquées à haute voix, mais invariablement elles restent sans réponses.
Quels sont les destinataires de ces versements?
Qui verse cet argent?
Combien faut-t-il mettre d’argent sur la table pour obtenir telle ou telle influence?
Personne ne souhaite en parler. On essaie de noyer le poisson. Mais non, mais non, en Suisse tout est parfaitement en ordre.
Certains toutefois en parlent et fournissent des informations. Ce sont ceux qui n’ont plus rien à perdre: les anciens. Depuis longtemps ils ont quitté l’arène politique, ils ne font plus d’apparitions publiques, ils n’ont plus besoin de se faire du souci pour leur image. Ils disent ce qu’ils pensent. Des relations de dépendance? Bien sûr qu’il y en a.
Et ils racontent des histoires.
Par exemple l’histoire de Flavio Cotti. Il a commencé en tant que conseiller communal et est parvenu à se hisser tout en haut, au Conseil fédéral. C’est une histoire de luttes, de planifications, de bonheur, d’intrigues, d’alliances qui offrent un soutien au momentopportun. Cette histoire bien entendu, parle aussi d’argent et de la façon dont il est utilisé. Flavio Cotti passe sa maturité au gymnase des Bénédictins de Sarnen en 1959, puis dans les années 1960, il étudie le droit à Fribourg. Il est par ailleurs membre d’une association d’étudiants catholiques. Il y fait la connaissance de Franz Lusser, fils d’Augustin Lusser qui avait longtemps siégé comme conseiller d’Etat PDC de Zoug. Plus tard, Franz Lusser deviendra secrétaire général de la Société de Banques Suisses (devenue entre-temps l’UBS). Flavio Cotti a 25 ans lorsqu’il rejoint les rangs des conseillers communaux de la ville de Locarno, et trois ans plus tard, il réussit son entrée au Grand conseil du Tessin, puis en 1975 au gouvernement cantonal. Huit ans plus tard, Flavio Cotti se retire et touche une rente de 100 000 francs. Il est alors âgé de 44 ans et il a de plus grands projets en vue. Il dit à son entourage qu’il veut devenir conseiller fédéral.
En automne 1983, Flavio Cotti obtient de haute lutte un siège au Conseil des Etats. A peine se trouve-t-il au parlement qu’il est élu président du PDC Suisse. Il prend ainsi le relais du Valaisan Hans Wyer, Presque du jour au lendemain, le « petit nouveau » se retrouve numéro un du parti. Ce Tessinois jusqu’alors peu connu se retrouve en première page des journaux. Désormais, il peut envisager la fonction la plus élevée. Comment tout ceci s’est-t-il produit si rapidement ? Dans les caisses du parti il y avait un trou béant. Parallèlement à l’élection de Cotti comme président du PDC, la Société de Banques Suisses a fait don, à la demande de son secrétaire général Franz Lusser, d’un versement de 350 000 en faveur du parti. Tant Lusser que Philippe de Weck, membre du conseil d’administration de la banque, faisaient partie du PDC. Ces détails sont fournis par un témoin qui avait suivi de près ces tractations et qui souhaite préserver son anonymat.
Ce témoin ajoute que ce payement de la SBS était lié à la condition que Flavio Cotti devienne président du parti. « Pour les banques, Hans Wyer n’était pas la bonne personne : trop social, trop occupé par des thèmes liés à la famille, trop éloigné de la sphère économique ». Les banques voulaient le Tessinois avide de pouvoir.
Ceci est une information, rien de plus. Elle provenant d’une source fiable mais anonyme. Est-ce la vérité ? Une grande banque suisse aurait versé 350 000 francs à un parti pour qu’il change de président. Il n’y a pas de preuves, mais il y a des participants et ce qu’ils ont à raconter longtemps après les faits.
Hans Wyer, l’ancien président du parti dit en substance: « j’ai bientôt 84 ans et à cet âge on n’a plus toute sa mémoire, Je ne peux pas reconstruire tout cette affaire. Mais connaissez-vous un parti qui échappe à toute influence ?»
Arnold Koller, en son temps président du groupe PDC et devenu plus tard conseiller fédéral, déclare: « Je dois malheureusement dire que je n’ai pas beaucoup de souvenirs à ce sujet, je ne saurais dire quel était précisément mon rôle lors du remplacement de Hans Wyer par Flavio Cotti. Une quelconque influence de la SBS ne m’est pas connue. Mais naturellement en politique, beaucoup de choses sont possibles ». Tout à coup, il éclate de rire. Puis il reprend son sérieux et ajoute: « Tout ce que je peux dire, c’est que je ne savais rien ». Flavio Cotti, quivit non loin de Locarno, au-dessus du lac Majeur, n’était pas joignable par téléphone.
Et celui qui sait tout sur les dons et les payements de la SBS en son temps, le secrétaire général Franz Lusser, qui a tenu sa fonction des années durant, dit dans le fil de la discussion: « Oui, cette banque a déjà débloqué des moyens financiers en faveur du PDC mais non, au grand jamais cela était couplé à de quelconques conditions. Jamais ? Vraiment? Mettrait-il sa main au feu que cet argent qui autrefois a passé de la SBS au PDC n’était pas lié à la condition que le parti désigne Flavio Cotti comme son président?
Franz Lusser ne dit ni oui ni non.
Il répond au conditionnel: « je ne pourrais pas me l’imaginer. Je ne verrais pas non plus pourquoi… Wyer menait une politique équilibrée, il avait de la compréhension pour les questions économiques. Wyer avait sauf erreur lui-même décidé de quitter ses fonctions. Que Flavio Cotti ait eu des relations spécifiques avec la SBS, cela est pour moi nouveau ».
2 — La fin du parlement de milice
Les personnes élues par le peuple sont appelées représentants du peuple. En tous cas, c’est à souhaiter. Cela signifie que le parlementaire, dans son esprit politique, s’efforce de voir le peuple ou ce qu’on entend par ce joli terme. Il repréente ce qui nous unit. Naturellement, tu sais que cela n’est qu’une demi-vérité. Bon nombre de politiciens à Berne ne sont pas seulement les représentants du peuple mais ils représentent en outre divers intérêts. Ils jouent ainsi un double rôle, qui est encouragé par notre système. « Le plus dur à Berne, c’est de rester fidèle à soi-même ».
Cette petite phrase, c’est un politicien bâlois qui l’a prononcée après 20 années passées au Conseil national. Le radical Félix Auer, ancien vice-directeur auprès de Ciba-Geigy n’est pas un rêveur mais un homme aux inclinaisons pragmatiques, il sait ce que signifie faire le grand écart entre les intérêts de la société et les intérêts personnels. Le grand incendie de Sandoz à Schweizerhalle au petit matin du 1er novembre 1986 a secoué la Suisse entière; cet incendie a rappelé au peuple la vulnérabilité de la nature. Pour Félix Auer cela a représenté un dilemme, devait-t-il prendre la parole au parlement en faveur de la population ou en faveur de l’industrie chimique ? « Ce fut un moment pénible », se souvient Félix Auer, qui a aujourd’hui 84 ans. Lui, l’homme de Ciba-Geigy au Conseil national, a défendu sans compromis les intérêts de Sandoz. C’était, comme il le souligne, une situation exceptionnelle, les tentations par contre étaient nombreuses. « Lorsque j’ai été élu au Conseil national, on m’a proposé plusieurs siègles dans des conseils d’administration. Je les ai tous refusés. Je voulais me sentir libre, c’est une question de caractère: tout dépend de l’influence que ces relations d’intérêt ont sur les décisions politiques. Mais naturellement, elles ont toujours une influence.
Ainsi parlent les anciens, ceux qui n’ont rien à perdre.
Puis, tu discutes avec des jeunes, ceux qui ont encore une carrière devant eux. Eux disent par exemple : « le rapport de dépendance ne restreint pas nécessairement la liberté de décision ». Voilà bien une phrase politique.
Une phrase qui siérait bien à Beat Walti; ce politicien pense que la dépendance vis-à-vis des donateurs est une construction de l’esprit. Walti est président du parti radical du canton de Zurich. En 2007, il était candidat au Conseil national. Comme un de ses collègues du parti radical le souligne, Walti s’est fait payer sa campagne politique par une grande banque zurichoise. Walti affirme seulement : « j’ai financé ma campagne par mes propres moyens mais il est vrai, aussi avec un grand nombre de dons. Je ne donnerai aucune indication au sujet des montants reçus ».
On entend toujours la même rengaine : c’est justement parce qu’ils ne sont pas des politiciens professionnels que nos représentants sont protégés contre les influences inopportunes. Nos représentants exercent leurs fonctions seulement comme une activité accessoire. C’est le système de milice.
Mais, jusqu’où s’étend aujourd’hui l’activité accessoire?
Une personne de bon conseil et au-dessus de tout soupçon dans ce domaine est Gerhard Pfister, un bourgeoisbien ancré dans l’économie. Il représente le PDC depuis 2003 au Conseil national et ayant siégé longtemps à la Commission des institutions politiques, il a pu suivre bon nombre de débats sur l’argent et la politique. « On parle du caractère de milice de notre système et on entend par là qu’une séparation entre la politique et l’économie n’est pas possible ». Cet argument est désormais douteux, estime Pfister. « On ne trouve presque plus de parlementaires de milice. Il n’y a presque plus personne qui exerce une activité bourgeoise et qui, ensuite, siège au parlement quelques semaines par année. La plupart sont des politiciens à plein temps, comme on peut le constater au travers de leurs revenus. A côté du salaire de parlementaire d’env. 100 000 francs par an, ils comprennent des rétributions pour l’engagement de ces parlementaires en faveur d’intérêts divers. Et, aussi pour des mandats au sein de conseils d’administration. On constate aussi comment ces politiciens décrochent ces mandats : ils ne sont pas intéressants parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils sont parlementaires. Les entreprises, les associations, les ONG et les syndicats ont par leur biais un accès direct au pouvoir législatif ». Otto Ineichen a été récemment élu politicien de l’année par la télévision suisse. Au-delà des consignes de son parti (PDC), Otto Ineichen a su s’engager pour une politique de la santé moins onéreuse et pour plus de places d’apprentissage pour les jeunes. Il souligne: « L’influence des représentants d’intérêts spécifiques au parlement a fortement augmenté lors de ces dernières années. Nous perdons de plus en plus de vue l’intérêt général de notre société ». Marianne Kleiner fait aussi partie des parlementaires qui ne prennent aucun plaisir au jeu de dupes en politique. « Les trucs par derrière, les mensonges, les petites tactiques – cela je ne veux pas l’apprendre, jamais » dit-t-elle. Cette radicale qui a grandi dans une famille bourgeoise bien connue dans l’arrière-pays d’Appenzell n’aime pas les manœuvres en coulisses. Elle raconte comment se font au parlement les contacts avec les lobbyistes. « Lorsque j’ai siégé à la Commission des affaires sanitaires, j’ai été approchée, voici comment cela se passe : à la Salle des pas perdus on est approché par quelqu’un et on se met à discuter. La personne nous invite à déjeuner. On demande de quoi il en retourne et la plupart du temps on en reçoit déjà l’explication. Si on accepte, on devient membre d’un comité ou d’un conseil d’administration et on touche peut-être 50 000 ou 80 000 francs par année. Une belle somme d’argent en l’occurrence ». Pourrait-elle nous dévoiler quelques noms?
« Je ne le ferais pas! Je suis tout de même loyale », dit Kleiner. Elle respecte donc le devoir de confidentialité. Elle a décliné toutes les offres qui lui ont été faites « Je veux faire de la politique en gardant mon indépendance ».
Hilmar Gernet, ancien secrétaire général du PCD Suisse dit: « Tous ceux qui entrent dans un conseil d’administration ou dans une commission savent ce qu’on attend d’eux. En l’occurrence, qu’ils défendent certains intérêts au parlement ». Gernet va publier au printemps un livre sur le financement de la politique. Actuellement il travaille en tant que directeur de la section Politique et économie auprès de la banque Raiffeisen. Il en est donc le lobbyiste en chef.
Un cas d’école d’un de ces représentants d’intérêts se nomme Eugen David. Ce politicien UDC siège depuis 22 ans au parlement. Une fois élu, il a rejoint des conseils d’administration, des comités consultatifs et des conseils de fondation. Actuellement, il remplit 16 mandats de cette nature. Pour la présidence du conseil d’administration de la caisse maladie Helsana, il a touché l’année dernière 126 000 francs (selon le Rapport de gestion). Lorsqu’Eugen David est questionné sur ses multiples connexions bien rémunérées, il donne une réponse, puis demande qu’elle ne soit pas publiée. Il veut voir imprimer quelque chose qu’il n’a pas dite. « Dans le cas contraire je vous demande expressément de renoncer à mes citations », écrit-t-il dans un e-mail. Auparavant, il s’est arrogé le droit de contrôler toutes les citations (ce qui est un procédé habituel). Quant à nous, nous refusons d’accéder à sa demande.
Christoph Blocher, qui siégeait autrefois au conseil d’administration de la Société de banques suisses, a dit un jour (en 1993, dans le journal « Cash ») : aujourd’hui les parlementaires qui siègent dans des conseils d’administration des grandes entreprises sont plus sous pression qu’avant. Les parlementaires doivent désormais suivre des instructions comme si ils étaient des marionnettes. Le respect vis-à-vis de l’indépendance des conseillers nationaux et des conseillers aux Etats était autrefois beaucoup plus marqué ».
Cela est-il vrai pour Caspar Baader, le président du groupe UDC au parlement ? Baader est membre du conseil d’administration de la Fenaco, il est aussi membre de la direction de Swissoil. Fenaco est un groupe qui pèse des milliards, est actif dans le secteur de l’agriculture et profite financièrement de la protection que l’Etat offre aux paysans. Le groupe s’érige dès lors contre l’ouverture des marchés qui se profile à l’horizon. Swissoil, l’organisation faîtière des négociants en pétrole, est comme son nom l’indique un acteur dans la lutte féroce qui a cours en matière de politique énergétique. Baader, qui tire une grande partie de ses revenus de ces deux mandats, déclare : « les indemnités proposées chez Fenaco et Swissoil sont, en comparaison avec d’autres entreprises et associations, relativement modestes. Je ne dévoilerai pas de chiffres. La plupart des parlementaires représentent des intérêts divers, que ce soit pour l’économie, pour des ONG et d’autres organisations. Ces intérêts sont dûment déclarés au registre du parlement, chacun peut consulter qui entretient quelle relation. En cas de déclaration correcte, cela ne pose pas de problèmes pour notre démocratie. Par contre, parler ouvertement des indemnités perçues ne servirait qu’à alimenter le voyeurisme ».
3 — Omerta
Lorsque tu recherches en Suisse des infos sur le thème du financement de la politique, tu fais là une expérience particulière. Partout c’est le règne du silence. C’est comme si c’était indécent, dans notre pays, de parler des intérêts financiers en politique.
Seule la discrétion est prônée.
Stefan Brupbacher, secrétaire général du parti radical suisse, déclare : « nous ne fournissons pas de renseignement sur nos donateurs, car la confidentialité est un des éléments centraux de notre système politique. Etant donné que seuls le président du parti et moi-même connaissons les finances, un second élément s’en trouve renforcé, à savoir l’indépendance du groupe. Nous ignorons par exemple qui soutient tel ou tel politicien lors d’une élection. Celui qui exige de la transparence cherche à mêler les politiques dans son entourage à des combines douteuses, mais personne ne veut exposer nos politiciens à un soupçon généralisé. Car cela aurait pour effet de décourager encore plus les entrepreneurs de s’engager dans le système de milice. Ainsi, nous élevons des politiciens hors sol ».
Tim Frey, secrétaire général du PDC, déclare: « Dans le système de milice, un candidat est élu précisément en fonction de ses activités et des intérêts qu’il défend. Il est donc impossible, ou très rare, de pouvoir acheter après coup un politicien. Je ne connais personne au parlement qui modifie ses décisions parce qu’il tire ses revenus d’une organisation quelconque. C’est tout à fait impensable. Les politiciens ont déjà leur opinion arrêtée avant leur élection.
Impensable ? N’est-ce pas au contraire plausible? Si toutes ces rétributions n’amenaient pas de résultats tangibles, les entreprises et les associations ne les verseraient pas. Et si le montant de ces rétributions ne posait pas problème, alors on pourrait le divulguer en toute transparence.
En toute transparence ? Tim Frey pense que non. « Nous n’avons pratiquement aucun politicien professionnel en Suisse et nos parlementaires sont en premier lieu des citoyens qui exercent un emploi en plus de leur fonction. En bref, des citoyens ayant droit au respect de leur sphère privée, notamment en ce qui concerne leurs revenus ».
Pouvoir voter en connaissance de cause: c’est la base de toute démocratie. On te l’a enseigné à l’école. Et c’est ce que tu te dis maintenant.
«L’électeur informé était un concept élaboré en sciences politiques dans les années septante » répond Tim Frey. « Bon nombre de recherches empiriques ont démontré que les décisions des électeurs se prenaient le plus souvent sur la base d’une communication fondée sur des symboles ou des sentiments plutôt que sur des raisonnements intellectuels ».
Le PDC ne pense donc pas que les électeurs devraient savoir dans quels rapports de dépendance leurs politiciens se trouvent ?
« Ces dépendances sont visibles. Chaque comité consultatif, conseil d’administration ou conseil de fondation est inscrit au registre du parlement. C’est suffisant. Combien ces politiciens gagnent avec leurs mandats ? Cela n’intéresse personne. Lorsqu’un électeur pense qu’un politicien a été acheté, ce politicien est banni de ses intentions de vote. Le citoyen ne vote plus pour lui. Un point c’est tout. »
Les sentiments : c’est justement là que le bât blesse. Bon nombre de citoyens ne pensent-ils pas qu’à Berne quelque chose va de travers, qu’il y un genre de magouilles, quel que soit le nom qu’on lui donne ? Or, ce sentiment diffus ébranle la confiance que le citoyen a dans la politique.
« Nos électeurs nous font confiance », répond Tim Frey du PDC. Autrement, ils ne nous éliraient pas. Je connais mes électeurs. Le mode de financement de nos politiciens n’est pas un thème d’actualité. Le sujet est monté en épingle par deux ou trois journalistes ».
Et puis Tim Frey ajoute : une loi régissant les partis serait envisageable et, donc, on aurait un parlement professionnel, avec une loi qui interdirait aux politiciens d’accepter de l’argent. En parallèle il ajoute : tout cela n’apporterait pas un plus pour notre démocratie. Cette expérience, je l’ai faite par exemple au Mali : ces réglementations sont souvent contournées. En Suisse, avec le droit d’association qui est très libéral, cela serait très facile. Notre système paraît quelque peu flou, on y reconnaît un certain bricolage, quelque chose d’amateur. Mais cela me paraît plus sympathique car on ne suggère à aucun moment une transparence qui n’existe pas.
La Suisse est donc différente du Mali. Mais comment les choses fonctionnent-elles en Suisse? Il existe un rapport du Conseil fédéral intitulé : « Moneypulation… ? ». Ce rapport a été rédigé en réponse au postulat du social-démocrate Andreas Gross, qui en 1995 avait exigé qu’une fois pour toutes, soit élucidée la question de l’apport d’argent dans la politique. Autremet dit, notre démocratie est-elle à vendre? Gross écrit : « Il est d’une importance vitale pour notre Etat de déterminer la valeur de cette thèse ». ». Ce n’était pas le premier essai de la gauche en la matière et, comme l’écrivait le PS, ce ne serait pas non plus le dernier. Le Conseil fédéral a chargé la Chancellerie fédérale de mener une étude : trois ans plus tard, le « Rapport sur le rôle de l’argent dans la démocratie directe » était ficelé. Ses 126 pages ne contenaient… rien. La Chancellerie fédérale avait mené une enquête sur la question auprès de 16 partis, de 8 associations et de 21 autres organisations politiques. Avec ce questionnaire, les événements politiques des années 1994 et 95, ainsi que les élections au Conseil national de l’automne 1995, ont été passés sous la loupe, l’examen portant sur l’utilisation des moyens financiers. Une complète confidentialité fut assurée aux répondants les résultats ont été anonymisés. Finalement, sur les 45 organisations auxquelles on avait écrit, seules 12 ont répondu (le PS suisse faisant partie de la majorité silencieuse). Le Rapport conclut en faisant remarquer, en substance, qu’au vu des montants financiers, des budgets et des moyens financiers cités, il est présomptueux d’affirmer que l’argent ne joue aucun rôle dans la démocratie. Néanmoins, l’importance à accorder aux efforts financiers demeure peu claire ».
Lorsqu’en 2001 l’ancien conseiller national PS Pierre-Yves Maillard a relancé la question par une interpellation intitulée « Argent et démocratie. Liaisons dangereuses ». Le Conseil fédéral lui a répondu en se référant au le rapport laconique de la chancellerie. « Vu l’absence générale de transparence manifestée en la matière, le Conseil fédéral doute qu’une nouvelle enquête puisse apporter de nouveaux enseignements », écrit-il. Telle est donc la situation de notre nation : la plus haute instance, le gouvernement de ce pays, aimerait savoir qui finance chez nous la politique. Mais en vain. L’omerta ne sera pas rompue. Les débats politiques et la mise en lumière des flux d’argent suivent actuellement un schéma qui oppose la gauche à la bourgeoisie. La gauche prône la transparence, les bourgeois la rejettent. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans l’ère qui a précédé Blocher, l’UDC a mené le combat sur cette question aux côtés des sociaux-démocrates, avec une argumentation pareille en tous points : si on doit constamment lever des fonds, on se lie à ceux qui versent cet argent et on perd sa liberté. Donc, l’Etat devait financer la politique. Aujourd’hui, l’UDC refuse formellement de dévoiler le nom de ses donateurs. L’attitude d’un parti vis-à-vis de la transparence semble donc toujours dépendre du profit qu’il retire lui-même, en secret, de ses propres donateurs.
4 — Des chiffres et des estimations
La question de savoir d’où provient l’argent demeure sans réponse. Tu tentes alors de prendre ce problème par l’autre bout de la lorgnette : à qui cet argent est-il destiné ?
Une partie va directement sur les comptes des politiciens.
Une part va aux centrales des partis (financement des partis).
Une partie sert à couvrir les frais des campagnes de votation.
Il existe des estimations dans ce domaine.
Commençons par les élections et prenons la campagne des élections au Conseil national de 2007, la plus coûteuse à ce jour. Hilmar Gernet la décrit dans son livre. Les partis ont dépensé environ 50 millions de francs pour les affiches, les annonces et les brochures. Les budgets consacrés à ces élections par les partis représentés au Conseil fédéral (plus les Verts) se sont montés à 16,6 millions de francs au total. Reste donc une lacune d’environ 34 millions de francs. Les candidats se sont, semble-t-il, procuré par eux-mêmes cette somme.
Auprès de qui ?! Nous ne le savons pas.
Le financement des partis donne également lieu à des estimations. Selon les données des secrétariats généraux, la situation est la suivante : chiffre d’affaires de l’UDC Suisse en 2009 : environ 2,5 millions de francs (Christophe Blocher ne verse rien à la caisse du parti, mais son aide financière va directement aux campagnes pour les élections et les votations). Le PS Suisse a dépensé l’an passé 4,83 millions de francs, dont 1,2 million de francs pour les campagnes électorales. Chiffre d’affaires du PLR Suisse en 2009 : environ 3 millions de francs. Le PDC compte un budget annuel de 2,5 millions de francs qui, les années d’élections, est augmenté d’un million de francs.
Comme tu peux le calculer, le travail de plus en plus coûteux effectué dans les centrales des partis représentés au Conseil fédéral s’élève donc à environ 12 millions de francs. Alors que le PS vit essentiellement des cotisations de ses membres, les partis bourgeois sont financés surtout par des dons. D’après Hilmar Gernet, les six principaux donateurs sont Credit Suisse, Novartis, Roche, Nestlé, une grande entreprise de construction et, jusqu’à l’année dernière l’UBS.
Pourtant, ces 12 millions de francs ne représentent que peu d’argent par rapport aux sommes utilisées dans le cadre des campagnes. La société Media Focus évalue chaque année le volume de la publicité politique dans les médias et son coût. En 2007, la sphère politique a passé pour 58 millions de francs d’annonces diverses. En 2008 pour 53 millions, l’année dernière, pour à peu près le même montant. Ce montant élevé, de 50 à 60 millions de francs par an, comprend toutefois les coûts inhérents aux campagnes de votations et d’élections cantonales et communales. Si tu tiens compte uniquement des campagnes nationales, la somme en jeu s’élève à environ 25 millions de francs par an.
Qui paie ces millions pour les votations et les élections ?
On te répond : les cercles intéressés.
Tu penses peut-être à Christophe Blocher ou à Walter Frey de l’UDC, ce qui n’est pas faux en soi. Bien que Walter Frey soit « un peu moins actif depuis huit ans », comme il le dit lui-même. Autrefois, lui et Christophe Blocher auraient supporté ces dépenses à part égale, alors qu’actuellement, Blocher est plus fortement impliqué. Blocher déclare qu’il ne veut pas s’exprimer sur ce sujet.
Puis, Economiesuisse vient à l’esprit. Economiesuisse est l’organisation faîtière de l’économie suisse. Economiesuisse représente l’agence la plus professionnelle pour les campagnes politiques en Suisse. Dans cette liste des puissants groupes d’intérêts, elle est suivie, à une certaine distance, par les syndicats et de nombreuses associations, telles que l’Union patronale, l’Union des arts et métiers, l’Union des paysans et des organisations environnementales. Ces dernières disposent de moins de moyens financiers, mais leurs nombreux membres leur donnent un moyen d’influence.
5 — L’association
Un jour, tu te retrouves assis en face d’un homme au visage rond et enjoué, qui porte une cravate à la mode et qui, au cours d’une conversation détendue, répond à tes questions. Cet homme se nomme Urs Rellstab. Il est directeur adjoint d’Economiesuisse. Avec un budget d’environ 15 millions de francs, cette fédération emploie plus de cinquante personnes. Economiesuisse a ainsi un budget plus élevé que la totalité des partis politiques. Ce critère à lui seul démontre où se situent les rapports de force.
Mais le véritable instrument pour le combat politique est le fonds de campagne d’Economiesuisse. Urs Rellstab ne dit mot sur le montant de ce fonds. Il est cependant suffisamment alimenté pour qu’Economiesuisse puisse s’engager dans la bataille sur toutes les questions importantes. Lors de campagnes de moindre envergure, Economiesuisse engage un montant de 1 à 2 millions de francs, pour celles de moyenne importance, elle engage de 2 à 5 millions de francs et pour les campagnes majeures, comme celle sur la libre circulation des personnes, elle peut investir jusqu’à 10 millions de francs. On évalue à 15 millions de francs par an le montant à disposition pour des campagnes politiques. Depuis le vote sur le paquet fiscal, (il y a presque six ans, la Fédération des entreprises suisses n’a plus perdu aucun vote dans lequel elle était impliquée. On peut en déduire que l’argent est important. Très important. Urs Rellstab ne remet pas cela en question. « Quand il y a une votation aux résultats serrés, l’apport financier dans les dernières semaines peut se révéler être un facteur pertinent. Au cours de cette phase, il est important de répéter le message par des annonces dans les journaux ».
Tu demandes à cet homme de te fournir une liste de toutes les votations populaires et des montants financiers qu’Economiesuisse a engagés lors de ces campagnes. Urs Rellstab sourit d’un air entendu et dit : « Le montant que nous engageons lors d’une campagne politique, nous ne le rendons pas public. En tant qu’association faîtière de l’économie, nous ne pouvons pas mentir. Souvent, nos adversaires tentent de jouer à David et Goliath et, début d’une campagne, avancent des chiffres qui, finalement, n’ont rien à voir avec la réalité ».
Le politologue Hans-Peter Kriesi, de l’université de Zurich, a étudié il y a plus de vingt ans le rôle des associations économiques en Suisse. Dans son livre qui reste en grande partie d’actualité, Kriesi confirme la forte position occupée par les associations économiques : la Suisse pourrait fonctionner un certain laps de temps sans partis politiques, mais elle ne pourrait se passer des groupes d’intérêts. « L’implication des associations dans la politique va en Suisse bien au delà de leur reconnaissance juridique ». Selon la Constitution fédérale, lors de l’élaboration de la législation, les associations devraient , être que consultées et, le cas échéant, impliquées dans sa mise en œuvre. Or, elles fonctionnent comme des partis, comme si elles contribuaient à la formation de l’opinion et avaient un droit d’intervention. « Il est démontré que les associations en Suisse ne sont pas seulement en mesure de faire valoir leurs intérêts, mais qu’elles savent les concrétiser pour que soient prises des décisions contraignantes ». Naturellement, tu penses ici aux grandes multinationales car, ces dernières n’ont plus besoin des associations et font part de leurs exigences directement au gouvernement, comme nous avons pu le constater dans l’affaire UBS).
6 — A la commission
Nous le constatons, beaucoup d’argent est injecté dans les campagnes de votations. Mais cet argent n’est que le dernier maillon d’une longue chaîne de décisions politiques. Une campagne lors d’une votation représente pour les groupes d’intérêts la toute dernière possibilité de gagner de l’influence. Il est plus efficace d’entamer cette démarche en amont, au début du processus législatif, c’est-à-dire dans les commissions. En effet, les commissions sont les ateliers du parlement. Elles représentent une charnière entre la société et l’Etat. C’est lors de ces commissions que se produit l’essentiel. C’est ici que les propositions de loi sont formulées et que toutes les décisions préliminaires sont prises. Le parlement devra certes voter sur les propositions des commissions mais la voie est déjà tracée. En même temps, le procédé de formation d’opinion y échappe à tout contrôle, car les délibérations y sont secrètes et les procès-verbaux confidentiels. En d’autres termes, les commissions représentent le parfait terrain d’action pour les groupes d’intérêts.
Il n’y a pas que les membres des commissions des partis bourgeois qui soient au service des entreprises et des associations ; des parlementaires de gauche bénéficient aussi de mandats dûment rétribués, par exemple la conseillère aux Etats sociodémocrate Simonetta Sommaruga. Jusqu’en juin 2008, Sommaruga a présidé le conseil de fondation de l’œuvre d’entraide Swissaid tout en étant membre, au parlement, de la commission de politique extérieure. Dans cette commission, elle a fait partie de ceux qui ont décidé d’augmenter l’argent de la Confédération consacre à l’aide au développement de 0,4% à 0,5%, ce dont l’œuvre d’entraide a directement profité. Sommaruga percevait également une partie de ses revenus de cette institution.
Elle déclare : « Dans un parlement de milice, il est légitime de percevoir des regrenus supplémentaires du secteur politique. Un mandat de ce type permet en outre d’acquérir des connaissances spécialisées. Toutefois, on devrait rendre public l’ensemble des montants perçus. Il y a une profonde différence entre le fait de présider une œuvre d’entraide et de siéger dans un conseil d’administration, où la rémunération est dix ou même cinquante fois supérieure ». Sommaruga a reçu annuellement 4800 francs de la part de Swissaid.
Ceci est la principale différence entre la gauche et les partis bourgeois : les politiciens de gauche dévoilent combien d’argent est en jeu. Sur demande, le secrétaire général du PS Suisse nomme « tous les parlementaires qui sont employés par une association ». Ensuite, il indique également leurs revenus. Cinq parlementaires sont concernés, et leurs revenus provenant du travail associatif vont de 5000 francs par an (Evi Allemann) à 50 000 francs annuels (Paul Rechtsteiner).
Est-ce que le montant en tant que tel joue un rôle ? Vraisemblablement penses-tu que oui, qu’il joue un certain rôle. Car plus un politicien gagne d’argent en raison de ses liens avec des groupes d’intérêts, plus la part de son revenu couverte par des mandats de ce type est importante, plus il est dépendant de ces groupes donateurs. Est-ce le cas ou non ?
A l’autre bout de l’échiquier politique, tu rencontres Roland Borer conseiller d’Etat UDC, lequel fait de la politique depuis des années au sein de la Commission de la politique de sécurité. Dans cette commission, Borer s’est battu contre l’idée d’un registre fédéral des armes, il s’est aussi battu pour la privatisation de l’entreprise d’armement de la Confédération RUAG. En même temps, il a siégé au conseil d’administration d’une entreprise concurrente, Micro Technology Hérémence SA, dans laquelle Borer a investi des fonds personnels (jusqu’à ce que cette dernière soit vendue en 2008 à un acheteur norvégien).
Roland Borer déclare : « J’ai toujours déclaré ouvertement que j’étais au conseil d’administration de la MTH SA. Dans les moments cruciaux, je me suis abstenu de donner ma voix dans la commission. Pour moi, il était aussi évident que je ne pouvais pas accéder à la présidence de la Commission de la politique de sécurité ».
Pour toi il n’y a aucune possibilité de constater par toi-même combien les différentes influences orientent les commissions, car comme nous l’avons dit, tout est strictement confidentiel. Mais un jour, un journaliste romand, Titus Plattner a réussi à mettre en lumière un épisode significatif de ce processus. Cette anecdote démontre ce que signifie concrètement représenter les intérêts d’un groupe.
Le 10 février 2004, la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats a siégé pour préparer la révision totale de la loi sur les douanes. Gregor Kündig, alors membre de la direction de l’association économique Economiesuisse, avait distribué à une sélection de parlementaires, une liasse de documents répertoriant trente points de la législation, partiellement reformulés selon les souhaits d’Economiesuisse et classés par ordre d’importance. Les sujets pourvus d’une étoile étaient considérés comme « importants »pour l’économie, les documents ayant deux étoiles étaient « très importants », et ceux avec trois étoiles étaient « absolument vitaux ». Lors des pourparlers sur le projet de révision, Eugen David, président de la commission, marque une longue pause à chaque article marqué par Economiesuisse. En effet, chaque modification du projet de loi doit être demandée par l’un des membres de la commission. Chaque fois, un membre s’annonce. Mais, tout d’un coup, cette machine bien huilée s’arrête. « Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ? » demande Eugen David.
Silence
« Personne? »
Le silence persiste.
« Mais dites voir, c’est une proposition trois étoiles!. Quelqu’un devrait présenter une proposition à Economiesuisse ».
Finalement, un conseiller aux Etats répond à la demande du président de la commission. C’est une anecdote très représentative, qualifiée par Economiesuisse de « tout à fait correcte ». Urs Rellstab explique : « Si on n’avait pas dit auparavant aux parlementaires qui sont les plus proches de nous, ce qui est essentiel, on serait parti sur une mauvaise voie. Les intérêts doivent s’articulés dans le processus politique. Nous y veillons ».
Rudolf Strahm, social-démocrate ayant siégé pendant treize ans au Conseil national et a présidé pendant un certain temps la Comission de l’économie et des redevances, a constaté que les membres bourgeois de la commission venaient avec, en main, des prises de position préparées à l’avance, comme il les décrit. Il a aussi remarqué un amusant jeu du chat et de la souris entre l’Administration fédérale et les groupes d’intérêts. Avant que qu’une nouvelle loi ne puisse être débattue en commission, il faut en effet préparer un message et un projet de loi. C’est l’affaire des spécialistes de l’administration. Or Rudolf Strahm raconte : «lorsque plusieurs demandes émanant de la commission ont une chance d’aboutir, il arrive que l’Administration propose des modifications de dernière minute. Les parlementaires qui représentent des groupes d’intérêts dans la commission, sont parfois pris au dépourvu par ces propositions de dernière minute et ne sont pas en mesure de décider si la modification va dans le sens de l’intérêt économique qu’ils représentent. Nous avons constaté qu’à la suite d’une proposition de dernière minute de l’administration, on a demandé une pause urgente de la séance de la commission. Les membres de la commission ont filé dans les couloirs, se sont emparés de leurs téléphones portables pour demander l’avis d’un lobbyiste de l’association économique ou du groupe concerné ».
Le parlement est faible à certains égards. Et celui qui est faible aime qu’un plus fort que lui lui tienne la main. C’est ce qu’affirme en substance Xavier Comtesse, directeur romand d’Avenir Suisse, le laboratoire d’idées des grandes entreprises suisses. « Le problème principal n’est pas qu’on puisse acheter les parlementaires ou que ceux-ci soient livrés pieds et poings liés à des groupes d’intérêts, le problème crucial c’est qu’ils sont souvent surchargés. Il est presque impossible d’avoirune vue d’ensemble des affaires souvent complexes dont il faut traiter. Même les politiciens les plus zélés et les plus aguerris atteignent ainsi leurs limites. Cela laisse une chance aux lobbyistes, tout simplement parce que les parlementaires sont heureux que quelqu’un leur prête main-forte ». Selon Xavier Comtesse, celle qui profite le plus de cette faiblesse, c’est l’administration. « Elle dispose des ressources humaines nécessaires pour gérer les affaires. Elle peut tirer les ficelles en toute tranquillité ou presque ».
7 — Un cas unique en Europe
Peut-être penses-tu que la démocratie suisse est loin d’être parfaite. Mais tu le sais bien, les démocraties parfaites n’existent pas. Le financement de la politique n’est pas un problème typiquement suisse, dans d’autres pays aussi l’argent occupe une place très importante dans la vie publique. Il occupe souvent une place indue. Des scandales ne se sont-t-ils pas produits dans de nombreux pays ? L’affaire de l’argent sale en Allemagne a causé un tremblement de terre politique et à coûté le siège d’honneur de la CDU à Helmut Kohl ? N’y a-t-il pas eu l’affaire Elf-Aquitaine en France, où une courageuse juge d’instruction a pu démontrer qu’un groupe pétrolier avait investi près de 300 millions d’euros pour obtenir des faveurs politiques et avait permis à Roland Dumas, l’ancien ministre des affaires étrangères, d’entretenir à grands frais une maîtresse ?
Le premier mandat de Tony Blair n’a-t-il pas presque échoué lorsqu’il s’est avéré que le parti du Labour a reçu un million de livres des organisateurs du sport automobile en échange des efforts consentis pour que la publicité pour les cigarettes soit maintenue sur les grands prix de Formule un.
Il n’y a que la Suisse qui n’ait pas encore connu de véritable scandale lié au financement des partis. Occasionnellement, tu entends l’argument selon lequel la supériorité de notre système helvétique serait ainsi démontrée. N’est-ce pas du cynisme ? En Suisse, il n’y a pas de scandales financiers, car l’achat de décisions politiques n’est pas prohibé. Aucun juge d’instruction ne peut donc entamer de procédure. Aucun parti n’est tenu de laisser quiconque consulter ses comptes. Ce qui, à l’étranger cause des scandales retentissants se trouve être accepté par notre système juridique.
On peut bel et bien parler de spécificité helvétique. Il n’y a que chez nous que le financement de la politique ne fait l’objet de pratiquement aucune réglementation. Les parlementaires doivent certes déclarer les liens qu’ils entretiennent avec des groupes d’intérêts, mais les montants versés demeurent secrets. Par ailleurs les mandats d’avocat, les montants versés pour des consultations et d’autres formes de payements indirects pour des services rendus demeurent cachés. Dans la plupart des démocraties, ces dernières décennies, des mesures ont été prises pour que les puissants groupes financiers ne puissent pas influencer facilement les décisions politiques. Partout le critère central se nomme transparence. Parmi les derniers pays européens qui ont rendu obligatoire la publication de ces montants, on trouve les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Ainsi, depuis l’an 2000, tous les dons faits aux partis en Grande-Bretagne doivent être divulgués. Malgré cela, les Britanniques, forts d’une fière tradition libérale, s’en sortent avec un faible financement de la politique par l’Etat. Cette contribution par personne est sensiblement plus faible que celle déboursée par chaque contribuable suisse au titre de la contribution aux groupes politiques. La transparence et une contribution financière minimale par l’Etat peuvent donc faire bon ménage.
Aujourd’hui, la politique suisse de financement des partis est perçue à l’étranger comme une sorte de relique. L’OSCE, dont fait partie la Suisse, comme chacun sait, constate dans son rapport sur les élections parlementaires de 2007 que l’obligation de publication en Suisse est insuffisante. Le rapport de l’ONU sur la corruption dans le monde de 2004 fait remarquer sèchement qu’en matière de transparence du financement des partis, la Suisse se trouve sur un pied d’égalité avec l’Albanie, les Bahamas ou encore le Sri Lanka.
Les politiciens suisses ne sont ni meilleurs ni pires que ceux d’autres pays. Tu le sais naturellement et tu veux volontiers croire que beaucoup d’entre eux s’efforcent d’assumer le mandat que les électeurs leur ont confié du mieux de leur capacité et de leur conscience. Malgré cela, la réputation des représentants du peuple est en train de se dégrader. Nos politiciens souffrent d’une perte d’autorité. Les soupçons de corruption finissent par entacher la crédibilité de notre système.
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