L’adversaire politique : ennemi ou concitoyen ?

~ 6 min

Et l’adversaire devint ennemi…

L’approche par rapport aux opposants politiques s’est modifiée au cours des années 90. Bien entendu, des confrontations politiques intenses ont déjà eu lieu à cette époque, mais la dignité de l’opposant était respectée, et le Conseil fédéral constituait un organe fonctionnant par consensus. Aujourd’hui, l’opposant politique est davantage considéré comme un ennemi.

Au début, les attaques d’un politicien contre son adversaire lui servaient principalement à se profiler afin d’obtenir davantage d’attention. Et les médias ont encouragé ce système, sachant que pour l’audimat, la bagarre vaut mieux que le débat. Un jalon dans cette évolution fut l’émission « Arena » de von Filippo Leutenegger à la télévision suisse alémanique entre 1993 et 1999. Comme le nom l’indique, les participants étaient poussés à l’affrontement.

Mépris, insultes, déshumanisation

Aujourd’hui, l’attitude générale à l’égard des élus est marquée par le mépris. Les politiciens sont tournés en ridicule, comme ce fut le cas pour le Conseil fédéral Joseph Deiss lors de l’annonce de son retrait, ou pour Moritz Leuenberger, qui avait été gratifié des ricanements de Christoph Blocher lors d’une conférence de presse. Les Jeunes UDC de Zurich ont publié une bande dessinée dans laquelle certains conseillers fédéraux ont été présentés comme des prostituées, des homosexuels ou des fainéants. Le conseiller national Mörgeli insulte régulièrement ses opposants en les traitant de petit bourgeois, d’illuminé, d’envieux, etc. Il s’est instauré une culture de la dévalorisation de la personne, doublée d’attaques personnelles.

La vilénie est poussée jusqu’à la déshumanisation. L’ancienne cheffe de l’UDC bâloise (et membre du comité suisse) Zanolari a ainsi parlé des « psychologues scolaires et tout ce qui rampe et qui vole parmi eux ». Les affiches électorales présentant la gauche comme des rats (votations sur l’AVS de 2004 et votation genevoise sur la baisse de impôts en 1998) sont autant d’étapes supplémentaires où l’on pourrait établir un parallèle avec la propagande nazie contre les Juifs. Même si, en Suisse, nous sommes encore loin de ce scénario, il n’en demeure pas moins que la déshumanisation est, dans toutes les cultures, un préalable à l’élimination de groupes entiers. Pourtant, devant Dieu nous n’avons pas le droit de nier aux autres leur dignité, car toute personne est créée et aimée par lui.

Dans les débats politiques, ce sont des groupes entiers de personnes qui sont diffamées et dévalorisées (bénéficiaires de l’aide sociale, chômeurs, étrangers). Les Jeunes UDC bâlois ont osé affirmer, dans un clip vidéo et sur des affiches, que le cas typique de bénéficiaire de l’aide sociale est un étranger et un criminel. Dans le même esprit, on attaque la loi antiraciste en arguant du fait qu’elle ne permet pas de s’en prendre à des groupes entiers de la population.

La Weltwoche et, depuis son changement de propriétaire, la Basler Zeitung également, entretiennent ouvertement ce mépris, façonnant ainsi une certaine culture politique et une certaine approche avec les autres.

A mon avis, le mépris de la personne humaine s’observe davantage auprès de la droite politique qu’auprès de la gauche. Mais cette dernière n’est pas innocente non plus : on observe de plus en plus d’attaques verbales contre les riches (Ospel & Cie), et le Black Bloc fait usage de violences depuis de nombreuses années. Malheureusement, la gauche ne s’est jamais vraiment démarquée clairement du Black Bloc.

En cause : la peur et la méfiance

Il me semble qu’il existe une méfiance profonde à l’égard d’autrui. Si l’on en croit le baromètre de la peur, la deuxième peur la plus importante actuellement est celle ressentie face à l’égoïsme de l’ « autre ». Nous semblons éprouver de la peur pour notre propre existence, pour notre liberté et pour nos biens. Cette profonde méfiance est probablement la raison qui explique pourquoi, lorsque je cite les sources de mes arguments, on me répond que « ce sont de toutes façons des mensonges », ou « qu’il ne faut croire à aucune statistique que tu n’aies pas faussée toi-même ». On part ainsi du principe que l’ « autre » est « de toute façon malveillant », voire simplement naïf ou stupide. Il ne s’agit plus des idées ou des actes qui seraient bons ou mauvais, mais des personnes qui en sont les auteurs et que l’on classe chez les bons ou chez les méchants. Il s’agit là d’une rupture fondamentale avec le message biblique, qui parle de péché et également de bénédiction, mais qui ne prononce pas de jugement contre les personnes. La Bible dit que nous avons tous péché et qu’aucun de nous n’est meilleur qu’un autre.

La peur et la méfiance s’expriment souvent sous forme de haine. L’autre est une menace pour moi. Le monde est divisé entre les gentils et les méchants, et nous pensons nous trouver au milieu d’une immense bataille, un peu comme lorsque le conseiller fédéral Blocher avait été évincé du gouvernement, après quoi la Weltwoche avait métaphoriquement évoqué le Crépuscule des dieux, de Wagner, en écrivant : «  Les meilleurs sont dévorés ».

C’est pourquoi, en Suisse notamment, la recherche d’un compromis comme instrument contre l’absolutisme a perdu du terrain. En effet, pour celui qui voit les choses sous l’angle de l’extrémisme, qui est convaincu de la qualité de son émission et du fait que son camp est du bon côté et que l’autre est par conséquent du côté des méchants, se voit dans une lutte nécessaire pour la victoire. Si les autres sont les méchants, il n’y a pas d’égards à avoir pour eux. On observe cet état d’esprit en Suisse, mais aussi par exemple chez le Tea Parti aux Etats-Unis, qui véhicule cette idée absurde de la supériorité face à l’autre de l’action contre les suppôts du mal.

C’est ce qui explique mon malaise par rapport au nouveau spectacle Arena de Filippo Leutenegger. Il mise à nouveau sur la lutte et la confrontation au lieu de privilégier le débat d’idées pour convaincre les autres. La question fondamentale est de savoir ce que nous voulons vraiment : un divertissement de bas niveau où les protagonistes ne font qu’asséner des slogans, et où le gagnant est celui qui réussit à distiller les insinuations les plus provocatrices, ou une discussion politique véritable et orientée vers les solutions ? Les politiciens intéressés par le combat dans l’arène qualifient les débats de mièvreries. Le respect de la personne est-il devenu une notion étrangère pour eux ?

Et nous, les chrétiens ?

En tant que chrétiens, nous devons exiger la tenue de débats politiques objectifs. L’amour du prochain exige le respect face à l’adversaire politique. Il n’y a pas de « méchant », il n’y a que des êtres humains que Dieu aime de manière égale. A nous de manifester cet amour, et de faire preuve d’humilité si, sur l’un ou l’autre point, nos adversaires ont raison. Avons-nous peur de perdre le cap si nous ne voyons plus le monde de manière manichéenne, en noir et blanc ?

Un autre point à relever est celui de notre rapport avec la vérité : en politique aussi, nous devrions exiger la vérité. Trop souvent, la propagande qui précède les scrutins est empreinte de mensonges ou de déformations grossières (ce qui revient au même) afin d’inciter la population à la peur. Dans le cadre de l’initiative sur l’équité en matière fiscale, j’ai posé des questions ciblées au secrétariat de l’UDC, mais je n’ai obtenu que des réponses évasives dans un premier temps, puis après une relance, plus rien du tout…

Une idée serait d’instaurer un monitoring de la vérité. Sous quelle forme ? Qui y participerait?

Et qu’en est-il de nous ? Combien de fois renonçons-nous à faire suffisamment de lumière sur certains faits et énonçons-nous des hypothèses comme des vérités ?


Photo by Jacob Morch on Unsplash

0 réponses

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.