Dans quelle mesure notre société peut-elle être inégalitaire ?

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Les inégalités dans la répartition de la fortune et des revenus ont augmenté ces dernières années, dans le monde entier mais aussi en Suisse. Cette inégalité entraîne des tensions sociales et des injustices. A l’intérieur d’un pays, elles poussent dans les cas extrêmes les personnes défavorisées dans la rue, et à l’échelle mondiale, elles sont l’une des causes de la migration. Aujourd’hui, même certains millionnaires demandent que l’inégalité soit combattue. Mais l’égalité est-elle une valeur biblique et chrétienne ?

Une personne qui gagne environ 2200 francs par mois en Suisse est considérée comme pauvre, tout comme une famille de quatre personnes avec moins de 3900 francs. Le taux de pauvreté, en constante augmentation, est entre-temps de 8,7 pour cent1 . La pauvreté proprement dite n’est toutefois que le cas extrême du problème. L’inégalité et donc l’injustice sont répandues dans toute la société.

L’écart des inégalités se creuse

En comparaison internationale, la Suisse se situe dans la moyenne en matière d’inégalité, affirme l’économiste bernoise Isabel Martinez2 , qui effectue des recherches sur le thème de l’inégalité à l’EPF de Zurich. Elle est en train de mettre en place, avec d’autres, une banque de données sur l’inégalité dans le monde.

L’écart s’est également creusé en Suisse depuis les années 90. « Dans les années 90, les 0,01 % les plus riches de la population détenaient entre 4,5 et 6 % de toutes les fortunes, contre 8 à 12 % aujourd’hui. La part de gâteau des très riches a donc doublé au cours des dernières années ». La mondialisation et la numérisation sont les principaux moteurs de l’augmentation des inégalités. Les grandes entreprises comme Apple auraient pu profiter des marchés de manière disproportionnée. En Suisse, ce sont surtout les banques, les négociants en matières premières et l’industrie pharmaceutique qui en ont profité, selon Martinez. De plus, la rémunération incitative des Etats-Unis a également atteint les cadres supérieurs suisses.

Selon Martinez, l’inégalité devient un problème au plus tard « lorsque les gens ont le sentiment d’être oubliés et d’être toujours les perdants ». Or, en économie, l’inégalité est souvent considérée comme une incitation à faire des efforts particuliers pour les moins performants. Il faut toutefois pour cela de bonnes possibilités de promotion. Et celles-ci ne sont pas non plus garanties en Suisse, malgré les offensives en matière de formation. « Les dix pour cent les plus riches conservent leur position de pointe avec une probabilité bien plus élevée que celle de voir quelqu’un du milieu s’y hisser », explique l’économiste. On a également supposé que la redistribution pourrait étouffer la croissance. C’est pourquoi on a réduit les impôts. Mais les résultats montrent que cela a même favorisé les inégalités.

 

Promouvoir l’égalité – mais comment ?

Comment donc promouvoir l’égalité dans cette situation sociale de plus en plus explosive ? Aux États-Unis, l’idée est souvent répandue que ce n’est pas la tâche de l’État, mais celle des riches eux-mêmes. Certes, les riches doivent utiliser leur argent à bon escient. Mais si c’est le seul moyen d’éliminer les inégalités, nous nous retrouvons dans une impasse. Selon le millionnaire américain Morris Pearl3, depuis la suppression du plafond des contributions aux campagnes électorales, des sommes énormes ont été injectées dans le système des partis. Selon le Center for Responsive Politics, une élite de 0,47 % était responsable de 71 % de tous les dons politiques pendant les élections de mi-mandat de 2018. En Suisse, on sait que ce type d’influence des riches sur les partis et les médias est toujours secret. Le fait que les riches oligarques jouent un rôle dominant dans les États autoritaires n’est toutefois pas un secret. Mais pour les démocraties, cela ne peut pas être la bonne voie.

C’est là qu’interviennent les impôts fondés sur la démocratie. Pour Martinez, le meilleur moyen de redistribution est un impôt sur les successions. Cela permettrait de réduire les inégalités de fortune avec peu de distorsions. Et les héritages ne sont pas, par définition, le résultat d’un effort personnel. Le millionnaire américain Pearl veut donner son argent à l’État. Avec ses « Patriotic Millionairs », il demande un taux d’imposition maximal de 70% sur les revenus supérieurs à 10 millions de dollars et un impôt de 2% sur les fortunes supérieures à 50 dollars. Et le professeur de philosophie Christian Neuhäuser4 milite même pour un impôt de 100% pour les « super-riches ». Il entend par là les personnes disposant d’une fortune de 30 millions d’euros et d’un revenu de 1 million d’euros. L’héritière millionnaire au nom de code de Stefanie Bremer5 préfère le revenu de base inconditionnel, afin que tous aient les mêmes possibilités ou « au moins des possibilités similaires ». Bremer a créé la « Fondation du mouvement ». « Là-bas, nous sommes entre-temps environ 200 personnes fortunées qui donnent leur argent à des mouvements progressistes, à des projets qui s’engagent pour cette société ».

L’égalité biblique

Jusqu’ici, tout va bien. Mais l' »égalité » est-elle vraiment une valeur biblique et chrétienne ? En rassemblant les valeurs les plus importantes pour le développement villageois, régional et urbain (WDRS), j’ai longtemps eu du mal avec cette valeur. Elle me rappelait trop les valeurs d’un siècle des Lumières séculier ou – pire encore – la conception marxiste de l’égalité, qui a eu tendance à se transformer en pauvreté pour tous dans la réalité.

Or, l’égalité est aujourd’hui une partie importante des valeurs fondamentales du concept WDRS, étroitement liée à la justice. Les autres valeurs sont la vérité et l’amour, la vie et la liberté et – valeur centrale – la communauté.

Ces sept valeurs découlent toutes directement du caractère du Dieu trinitaire. Il en va de même pour l’égalité. Les trois manifestations de Dieu en tant que Père, Fils et Saint-Esprit sont égales, bien qu’elles soient différentes. Jésus-Christ fait de même dans sa relation avec nous. Malgré toutes les différences, il nous considère comme égaux : « Il n’y a plus de Grec ou de Juif, de circoncis ou d’incirconcis, de non Grec, de Scythe, d’esclave, d’homme libre, mais tout et en tous Christ ». On peut dire la même chose de l’évaluation équivalente de l’homme et de la femme aux yeux de Dieu, sans pour autant nier les différences.

La manière dont cette idée d’égalité peut être transposée dans une économie nationale (agricole) réellement existante est illustrée par l’instruction divine de l’année sabbatique. Après sept fois sept ans, une année de rémission devait être proclamée. La cinquantième année, tous les esclaves devaient être libérés et pouvoir retourner dans leur famille. Cela impliquait également une réforme agraire visant à ce que chaque clan familial ait suffisamment de terres pour subvenir aux besoins de tous ses membres. C’est une sage combinaison de l’esprit d’entreprise, qui peut créer des inégalités, et du sens divin de la justice, qui crée toujours une égalité respectueuse de l’homme.

Jésus applique directement à lui-même et à son message cette attitude de générosité, de restauration et de justice et la généralise à tous les domaines de la vie. Inspirée par l’exemple de son maître, la communauté chrétienne a beaucoup contribué, au cours de l’histoire de l’Église, à une plus grande égalité et justice dans notre société. Nous ne devrions pas cesser de revendiquer cette expression de l’Évangile dans une société de plus en plus inégalitaire et de la démontrer par notre propre exemple.

 

Qu’est-ce que cela signifie pour nous ?

La plupart d’entre nous ne font pas partie des riches ou des super-riches, du moins selon les critères suisses. Pourtant, nombre d’entre nous vivent bien, voire très bien, avec leur propre revenu, notamment grâce à une protection sociale intelligente. Le fait de prendre davantage au sérieux l’idée d’égalité pourrait nous conduire à cesser de consacrer à Dieu et à ses objectifs seulement 10% de nos revenus, du bénéfice d’exploitation de notre entreprise ou même de notre fortune. Si nous réalisons, conformément à l’objectif d’un christianisme intégré, que 100% de notre argent doit être utilisé pour Dieu et ses objectifs, il en résulte de toutes nouvelles possibilités d’utiliser notre argent et de le faire fructifier pour la promotion de l’égalité. Et ce, non seulement en Suisse, mais aussi dans le monde entier, à l’aide d’exemples choisis et contrôlables. Cela comprend également l’examen des effets de notre consommation, la gestion de nos biens (donnés), notre action politique et l’utilisation de notre temps pour d’autres personnes. C’est ainsi que nous pouvons promouvoir l’égalité. Et retrouver, dans ce domaine aussi, le chemin de notre maître Jésus-Christ. Faisons-le ensemble !

 

1. si la fortune est prise en compte, le taux de pauvreté est de 3 %.

2. Le Bund, 14.8.21

3. Le Bund, 5.4.19

4. Le Bund, 12.12.20

5. https://www.mein-grundeinkommen.de/magazin/millionenerbin-pro-grundeinkommen (rédigé le 28.4.21) et https://www.srf.ch/audio/echo-der-zeit/hoehere-steuern-fuer-reiche-ich-sehe-mich-in-der-pflicht?partId=12129365

6. J’en parlerai dans le livre en cours de rédaction « Wenn die Kirche das Dorf entdeckt. Le développement des villages, des régions et des villes axé sur les valeurs à expérimenter ».

7. Colossiens 3,11

8. 1 Corinthiens 11,11

9. Lévitique 25,10

10. Luc 4,18 et suivants


L’article est initialement paru le 01 février 2022 sur https://www.insist-consulting.ch/forum-integriertes-christsein/22-2-1-wie-ungleich-darf-unsere-gesellschaft-sein.html

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