~ 7 min

Jacques Ellul est aujourd’hui considéré comme l’un des principaux penseurs du mouvement français de la Décroissance, qui se forme depuis le début du millénaire environ et dont je m’occupe dans mon livre « Le pas de côté ». On ne peut pas mettre Ellul dans une case. Il était à la fois résistant, connaisseur de Marx et anticommuniste, ce qui le distinguait de tant de penseurs français aujourd’hui (encore) très vénérés qui, malgré tous les crimes humains et environnementaux évidents commis sous Staline et au-delà, voyaient dans le communisme d’URSS la seule alternative au capitalisme.

Il était libertaire, proche de l’esprit des situationnistes et ami de Guy Debord, mais en même temps chrétien croyant, ce qui rendait impossible à ses yeux une admission dans le cercle restreint de Debord. Ellul s’est opposé activement et « localement » à l’enlaidissement des régions françaises par l’industrie, les infrastructures, le tourisme et le « progrès » en général. Plus théoriquement et « globalement », il a décrit très tôt, en tant qu’auteur de dizaines de publications majeures, des phénomènes et des contextes dont les conséquences catastrophiques n’apparaîtront que plus tard, et en partie seulement aujourd’hui – la propagande moderne, la mondialisation, le nucléaire, les nanotechnologies et le génie génétique, le « progrès » comme substitut de la religion, l’uniformisation de l’homme, le rôle de l’État, bref : le « totalitarisme technologique », avec toutes ses conséquences psychologiques, sociales et écologiques.

Surtout, il est resté toute sa vie fidèle à ses convictions et n’a jamais cherché les honneurs académiques ou médiatiques. Il s’est d’abord fait connaître aux États-Unis, après la traduction et la publication de son premier livre, La Technique, par l’intermédiaire d’Aldous Huxley. L’étude de ses écrits dans les pays anglophones est donc toujours aussi importante. En France, son pays d’origine, il vient d’être (re)découvert, notamment en tant qu’auteur de l’expression « penser globalement, agir localement », devenue presque une marque.

13 thèses sur la « technologie

Il est difficile de résumer l’œuvre très vaste d’Ellul en quelques phrases tangibles dans le cadre d’un petit article. Jean-Luc Porquet, spécialiste d’Ellul, compte les analyses suivantes parmi les plus importantes et les plus actuelles d’Ellul – le terme « technologie » (chez Ellul technique) doit être compris ici comme l’ensemble des applications de la connaissance scientifique, à l’instar de la « mégamachine » de Lewis Mumford :

1. La technologie rend l’avenir imprévisible.
Personne ne sait à quoi ressemblera le monde dans vingt ans. Un exemple : en 1965, Gordon Moore a correctement prédit que la puissance des ordinateurs et la capacité des puces doubleraient tous les ans et demi, mais personne n’aurait pu imaginer les conséquences de cette évolution il y a encore quelques années.

2. La technologie n’est ni bonne ni mauvaise.
Cela ne signifie pas qu’elle est neutre et que tout dépend de son application. Son développement se fait en dehors de toute morale, l’utilisation négative, militaire, inhumaine se fait parallèlement à l’utilisation positive.

3. La technologie ne cesse de croître en raison de sa logique interne.
Des découvertes et des développements d’abord indépendants les uns des autres se combinent et se renforcent, conduisant à de nouvelles découvertes et à de nouvelles applications, que l’on pense à la génétique ou à la nanotechnologie qui se répandent de plus en plus. Ce qui peut être fait sera fait.

4. La technologie crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles techniques.
Qu’il s’agisse de la pollution de l’environnement, du changement climatique, de la disparition des espèces, des déchets nucléaires – tous les grands problèmes et beaucoup de « petits » problèmes seulement en comparaison, comme par exemple les maladies de civilisation, sont des conséquences du développement technologique, et le seul remède supposé est « plus de cela ».

5. On ne prend conscience des problèmes de la technologie que lorsqu’ils sont inextricables et massifs.
Les changements que nous, les nations industrialisées, avons provoqués (climat, toxines, disparition d’espèces, etc.) concernent l’ensemble du globe ; nous ne ressentons toutefois les effets de nos actions qu’avec des années de retard.

6. La technologie n’est pas démocratique.
Personne ne choisit le « progrès » ; dans le meilleur des cas, nous sommes informés ou invités en tant que profanes à une table ronde remplie d’experts et de décideurs.

7. La technologie est devenue une religion.
Le « progrès » et la croissance sont des dogmes, ceux qui les critiquent sont des hérétiques et sont mis au ban des médias.

8. La technologie renforce l’État, qui à son tour pousse la technologie.
Ellul a mis en garde le mouvement environnemental contre une politisation dans le système existant et, de manière générale, contre une surveillance et une répression croissantes sous prétexte écologique.

9. Les entreprises transnationales sont des descendantes de la technologie.
A l’époque d’Ellul, il en allait de même pour l’industrie chimique et pharmaceutique qu’aujourd’hui pour Google, Facebook ou Amazon : Le « progrès » détermine l’économie et inversement, l’État, la société et l’homme en leur sein sont subordonnés.

10. Une société technologique a besoin de propagande.
L’État « forme » l’opinion des électeurs pour qu’ils croient vouloir ce qui a été décidé pour eux.

11. La publicité et la tromperie technologique (« bluff ») sont les moteurs de la société technologique.
La publicité est la propagande de la société technologique et de consommation. Ses milliards financent les médias audiovisuels et la presse « libre », ses contenus façonnent les opinions, les goûts et les styles de vie.

12. La technologie rend toutes les cultures égales ; elle est la véritable mondialisation.
Que ce soit dans le pays voisin, en Chine ou chez les « peuples indigènes », les soi-disant bienfaits de l’industrie occidentale nivellent tôt ou tard toutes les différences culturelles.

13. la technologie épuise les ressources naturelles.
Ce qui semble banal aujourd’hui, Ellul le savait déjà en 1954 : le « progrès » se heurte à des limites naturelles.

Comme nous l’avons dit, les idées d’Ellul sont à peine esquissées. On voit qu’il fait sans aucun doute partie des penseurs « radicaux », au sens positif du terme, pour qui il ne s’agit pas de trouver des solutions techniques à des problèmes identiques, mais de comprendre les maux du monde moderne à partir de leur racine (radix en latin). Il reste à espérer qu’au moins ses œuvres les plus importantes seront bientôt accessibles aux lecteurs francophones.

 

Illustration © Stéphane Torossian, tirée du livre : Cédric Biagini, David Murray, Pierre Thiesset (éd.) : Aux origines de la décroissance. Cinquante penseurs. Paris : L’Echappée 2017.

Une version longue de l’article est parue dans le n° 59 de la revue philosophique Lichtwolf (septembre 2017).

 

Bibliographie sélective en français et en anglais (classée par date de parution originale) :

Money and Power. Trans. LaVonne Neff. Downers Grove, IL: InterVarsity, 1984. Basingstoke, England: Marshall Pickering, 1986. Eugene, OR: Wipf & Stock, 2009.
L’homme et l’argent (Nova et Vetera). Neuchâtel: Delachaux & Niestlé, 1954. Lausanne: Presses Bibliques Universitaires, 1979.
Reprinted in Le défi et le nouveau: œuvres théologiques, 1948–1991. Paris: Table ronde, 2006, 2007.

The Technological Society. Trans. John Wilkinson. New York: Knopf, 1964. London: Jonathan Cape, 1965. Rev. ed. New York: Knopf, 1967.
La technique, ou, l’enjeu du siècle. Paris: Colin, 1954. Paris: Économica, 1990, 2008.

Propaganda: The Formation of Men’s Attitudes. Trans. Konrad Kellen and Jean Lerner. New York: Knopf, 1965. New York: Random, 1973.
Propagandes. Paris: Colin, 1962. Paris: Économica, 1990, 2008.

The Political Illusion. Trans. Konrad Kellen. New York: Knopf, 1967. New York: Random House, 1972.
L’illusion politique. Paris: Robert Laffont, 1965. Paris: Livre de poche, 1977. Paris: Librairie Générale Française, 1977. Paris: Table ronde, 2004, 2012.

A Critique of the New Commonplaces. Trans. Helen Weaver. New York: Knopf, 1968. Eugene, OR: Wipf & Stock, 2012.
Exégèse des nouveaux lieux communs. Paris: Calmann-Lévy, 1966. Paris: Table ronde, 1994, 2004.

Métamorphose du bourgeois. Paris: Calmann-Lévy, 1967. Paris: Table ronde, 1998, 2012.

Les Chrétiens et l’État. With Jacques Jullien and Pierre L’Huillier. Tours: Mame, 1967.

Autopsy of Revolution. Trans. Patricia Wolf. New York: Knopf, 1971. Eugene, OR: Wipf & Stock, 2012.
Autopsie de la révolution. Paris: Calmann-Lévy, 1969. Paris: Table ronde, 2008.

De la révolution aux révoltes. Paris: Calmann-Lévy, 1972. Paris: Table ronde, 2011.

Hope in Time of Abandonment. Trans. C. Edward Hopkin. New York: Seabury, 1973. Eugene, OR: Wipf & Stock, 2012.
L’espérance oubliée. Paris: Gallimard, 1972. Paris: Table ronde, 2004.

The Ethics of Freedom. Trans. Geoffrey Bromiley. Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1976. London: Mowbrays, 1976.
Éthique de la liberté. V. 1, Paris: Librairie Protestante, 1973. Geneva: Labor et Fides, 1973. V. 2, 1974. V. 3, Paris: Centurion, 1984.

The New Demons. Trans. C. Edward Hopkin. New York: Seabury, 1975. London: Mowbrays, 1975.
Les nouveaux possédés. Paris: Fayard, 1973. Paris: Mille et une nuits, 2003.

The Betrayal of the West. Trans. Matthew O’Connell. New York: Seabury, 1978.
Trahison de l’Occident. Paris: Calmann-Lévy, 1975. Paris: Princi Negue, 2003.

The Technological System. Trans. Joachim Neugroschel. New York: Continuum, 1980.
Le système technicien. Paris: Calmann-Lévy, 1977. Paris: Cherche-midi, 2004, 2012.

The Empire of Non-Sense: Art in the Technological Society. Trans. Michael Johnson and David Lovekin. Winterbourne, UK: Papadakis, 2014.
L’empire du non-sens: l’art et la société technicienne. Paris: Presse Universitaires de France, 1980.

The Humiliation of the Word. Trans. Joyce Main Hanks. Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1985.
La Parole humiliée. Paris: Seuil, 1981. Paris: Table ronde, 2014.

Changer de révolution: l’inéluctable prolétariat. Paris: Seuil, 1982. Paris: Table ronde, 2015.

Anarchy and Christianity. Trans. Geoffrey Bromiley. Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1991. Eugene, OR: Wipf & Stock, 2011.
Anarchie et Christianisme. Lyon: Atelier de Création Libertaire, 1988. Paris: Table ronde, 1998, 2001.

The Technological Bluff. Trans. Geoffrey Bromiley. Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1990.
Le bluff technologique. Paris: Hachette, 1988, 1990, 2004. Paris: Pluriel, 2012.

What I Believe. Trans. Geoffrey Bromiley. Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1989.
Ce que je crois. Paris: Grasset, 1987, 1989.

https://www.jacques-ellul.org/

Photo de Ben White sur Unsplash

 

~ 5 min

L’ODD 16 promeut l’avènement de sociétés plus pacifiques. Il est en effet prouvé que le développement ne peut être durable que dans un tel cadre. Mais concrètement, comment rechercher la paix à l’échelon de groupe, ainsi que personnel ? Entretien avec Salomé Haldemann, pasteure mennonite dans le Haut-Rhin, impliquée dans le réseau œcuménique européen « Church and Peace ».

On croyait que la guerre en Europe faisait partie du passé. Mais l’actualité nous a rattrapé le 24 février…Pourquoi la guerre est-elle toujours une composante de notre humanité, malgré la souffrance engendrée ?

Il est vrai que cela nous interroge ! Les Européens pensaient déjà en 1914 que cette guerre serait celle qui mettrait un terme à toutes les guerres, la “der des der”. Pourtant, malgré sa futilité et les souffrances qu’elle apporte, la guerre continue de faire rage. Il y a deux écoles de pensée sur l’origine de la guerre. La première considère la guerre comme ancrée dans la nature humaine : les êtres humains deviennent agressifs pour se défendre ou quand ils souhaitent obtenir quelque chose. Elle est donc inéluctable. Pour la deuxième, les systèmes injustes dans lesquels nous évoluons conduisent à la guerre. Ni la nature ni les structures ne changent facilement, expliquant ainsi pourquoi la guerre perdure. Il est important de garder à l’esprit que les conflits violents existent sur une échelle qui va du niveau inter-individuel (violence domestique, “bagarre” entre deux personnes), au conflit armé inter-groupes (guerre des gangs, émeutes), puis à la guerre. La seule différence entre toutes, c’est le nombre de combattants, car on ne parle de guerre qu’au-delà de 50’000 combattants. Dans tous les cas, la violence est utilisée de manière à contraindre l’autre à faire ce que nous voulons qu’il fasse. Et malheureusement, vouloir contrôler ce que font les autres est un désir très humain.

Comment réagir lorsqu’on est soi-même victime d’un conflit qui nous dépasse (armé ou politique), qui impacte nos droits ou nos acquis ?

Il faut faire attention à ne pas seulement évaluer les conflits en fonction de leur impact sur nos droits ou nos acquis. Quand nous faisons partie d’un groupe largement privilégié, un mouvement vers plus de justice peut ressembler à une réduction de nos acquis, et doit pourtant être encouragé. Dans ce cas, les critères de résistance au conflit sont donc plutôt l’injustice et l’oppression d’un groupe. Dans ces cas-là, je crois que nous sommes appelés à mettre des limites au mal mais sans en rajouter : en cherchant des façons créatives de conjuguer l’amour de l’ennemi avec la protection des êtres humains. Des mouvements de résistance civile non-violent vont dans ce sens.

Comment les Eglises peuvent-elles œuvrer à rendre la société plus pacifiste ?

Au niveau structurel et culturel, les églises peuvent apporter plus de paix à la société en travaillant pour la justice, aux côtés des personnes et des populations opprimées. Paradoxalement, les églises doivent parfois donc être prêtes à attiser le feu d’un conflit – sans user de violence – pour mettre les injustices en lumière et déclencher le changement. Cela peut prendre la forme de manifestations, de plaidoyer, d’implications dans la vie de la cité ou avec d’autres associations. Au niveau interpersonnel, les églises sont un vrai laboratoire de conflits. Ils sont inévitables entre toutes ces personnes différentes et convaincues d’avoir raison. C’est l’endroit idéal pour apprendre à vivre avec les autres, pour travailler sur nos attitudes, dans la prière et avec l’aide de Dieu.

Quelle est la première étape dans la recherche de la paix avec une personne qui se comporte en ennemi ?

Les conflits provoquent souvent des émotions très fortes, qui ne nous conduisent pas toujours à prendre la meilleure décision. La première étape est donc de se donner le temps de souffler, puis d’analyser la situation. Que se passe-t-il ? Pourquoi cette situation me fait réagir ? Quels sont les points sensibles que ces échanges touchent chez moi ? Puis-je demander à l’autre comment il ou elle vit la situation ? Et plus difficile, suis-je prêt à écouter l’autre, à entendre en quoi mon comportement est difficile à vivre pour lui ? Il y a quelque chose de sacré dans le fait de créer cet espace d’échange. Dans un deuxième temps, on peut essayer de prendre un peu de hauteur : dans un an ou dans cinq, quelle relation aimerais-je avoir avec cette personne ? Que puis-je faire aujourd’hui pour m’en rapprocher ?

Quelle attitude adopter lorsqu’on est témoin d’un contentieux entre personnes ou deux groupes ?

Parfois, laisser deux personnes résoudre leur contentieux entre elles est ce qui les aide le plus. On a envie de s’en mêler, de trancher, ou de prendre parti, mais aucune de ces attitudes n’aide vraiment. Nous pouvons écouter les personnes en conflit, et les renvoyer l’une vers l’autre en les encourageant à en parler directement entre elles. De même, en cas de conflit entre deux groupes, la sagesse nous invite à résister à l’envie de rejoindre un groupe contre un autre. La meilleure attitude est de créer des liens entre les deux groupes en leur rappelant à la fois ce qu’ils ont en commun et les divergences au sein de leur propre groupe. Si nécessaire, nous pouvons rappeler à l’ordre les comportements inacceptables des deux parties. Bien sûr, les limites de ce conseil se dessinent s’il y a un gros différentiel de pouvoir, une injustice marquée, ou une situation d’abus. Dans ces cas-là, nous sommes appelés à soutenir les personnes opprimées.

Dieu appelle à aimer ses ennemis et à ne pas rendre le mal. Ces principes concernent-ils surtout nos relations personnelles ou sont-ils la réponse à plus haut niveau ?

Comme nous l’avons vu, les conflits violents existent sur une échelle d’intensité variable mais les dynamiques sont tout à fait comparables. Décider de limiter les principes bibliques à certains barreaux de l’échelle impliquerait une casuistique complexe. A partir de combien de personnes impliquées dans le conflit pouvons-nous arrêter de tendre l’autre joue ? Cinq ? Vingt ? Cent-dix ? Je suis convaincue que ces principes s’appliquent au contraire à toute l’échelle des conflits.

L’entretien a été mené par Sandrine Roulet et publié pour la première fois dans la revue « S’engager pour un monde plus juste ».
Photo: Mika Baumeister a Unsplash